Je suis un chat
6.3
Je suis un chat

Manga de Cobato Tirol (2016)

Critique parue initialement sur mon blog : http://nebalestuncon.over-blog.com/2016/10/je-suis-un-chat-de-cobato-tirol.html


SÔSEKI : UNE GROSSE LACUNE PERSONNELLE…


Natsume Sôseki est une de mes plus flagrantes lacunes en matière de littérature japonaise contemporaine – entendre par là après Meiji (ou plutôt pendant, en l’espèce). Pourtant, cela fait un moment que je compte m’y mettre – et j’en ai deux titres dans ma pile à lire, le très bref Une journée de début d’automne, le plus volumineux Le Pauvre Cœur des hommes. Mais, en fouinant ici ou là, j’en avais forcément remarqué un autre livre, au titre assez aguicheur : Je suis un chat – il s’agit en fait de son premier livre, après une prépublication en feuilleton ; il a rencontré rapidement un grand succès, et demeure un classique souvent cité – ce que j’avais pu constater assez récemment encore, avec Nosaka aime les chats, livre de Nosaka Akiyuki qui m’avait par ailleurs franchement déçu, mais qui fait directement référence à Je suis un chat


SÔSEKI ET AKUTAGAWA


Quant à Sôseki (visiblement, on peut voire doit employer ce nom de plume éventuellement seul, de préférence au patronyme Natsume ?), son ombre semble planer sur la littérature japonaise d’alors et d’ensuite ; parmi mes lectures récentes, La Vie d’un idiot et autres nouvelles d’Akutagawa Ryûnosuke l’avait rappelé à mon bon souvenir : Sôseki était le maître, Akutagawa le disciple – même s’il a peut-être pu s’en émanciper, soulagé, à la manière des disciples de Bashô veillant le poète à sa mort, tels qu’il les évoque, en pleine connaissance de cause, dans la splendide nouvelle « Lande morte »… Les deux auteurs n’étaient effectivement pas sans lien, au-delà – ne serait-ce que parce qu’ils étaient tous deux professeurs d’anglais autant qu’écrivains, dans un Japon bouleversé par la Restauration de Meiji et l’ouverture sur le monde (Sôseki précède Akutagawa, il est au cœur de Meiji, là où le disciple est davantage associé à l’ère Taishô) ; et au-delà même de cette profession, ils étaient baignés de culture occidentale, notamment littéraire (on a souvent fait la remarque que Sôseki avait beaucoup étudié Laurence Sterne et son extraordinaire La Vie et les opinions de Tristram Shandy, gentilhomme, le plus grand roman du monde et ça n’admet pas la moindre contestation – et la pratique essentielle de la digression dans ce gros volume, avec tout ce qu’elle peut avoir de loufoque, a d’ailleurs probablement influencé la rédaction de Je suis un chat), même si celle-ci entretenait un rapport éventuellement ambigu avec leur goût de la culture classique japonaise, associée à une morale bien définie, laquelle ne pouvait qu’être chamboulée par l’évolution rapide des événements et des mentalités. Par ailleurs, tous deux étaient portés à exprimer leur art, éventuellement, dans un registre autobiographique : c’est flagrant dans nombre des nouvelles de La Vie d’un idiot (les dernières tout particulièrement), mais cela vaut aussi pour Sôseki, dès ce premier livre qu’était Je suis un chat.


ÉTRANGE ADAPTATION…


Le hasard (ou presque…) m’a cependant fait tomber sur cette adaptation en manga du célèbre roman, toute récente de par chez nous – et j’ai craqué. Je ne sais pas s’il est très pertinent de lire cette BD avant le roman dont elle s’inspire, et j’en doute un peu… Mais trop tard.


Étrange ouvrage que celui-ci – publié chez Philippe Picquier (qui a dans son catalogue plusieurs ouvrages de Sôseki, mais pas Je suis un chat, pour le coup), guère habitué à la BD sauf erreur, et, surtout, dû à un mystérieux Cobato Tirol ; un nom qui, a fortiori dans ce rendu latin, ne sonne pas très nippon, mais, en fouinant un peu au pif, j’ai trouvé la graphie Kobato Chiroru, OK – renvoyant éventuellement à un manga dont je ne sais absolument rien, ceci dit… Et l’éditeur joue de ce secret dans cette présentation, laissant entendre que « Cobato Tirol » n’est très certainement pas un débutant, et pourrait être un célèbre mangaka désireux d’œuvrer sous couverture, ou l’assistant d’un célèbre mangaka, ou… Bref : le petit jeu habituel – prétendant même que l’éditeur japonais de la BD n’a aucune idée de l’identité du gazier… Et je suis à l’évidence bien trop ignare en matière de manga pour émettre quelque jugement que ce soit à cet égard.


« MOI, JE SUIS UN CHAT, QUI N’A PAS ENCORE DE NOM. JE N’AI AUCUNE IDÉE DE L’ENDROIT OÙ JE SUIS NÉ… JE MIAULAIS DANS LE NOIR… QUAND, POUR LA PREMIÈRE FOIS, JE VIS UN ÊTRE HUMAIN. »


Notre narrateur – anonyme, il y insiste – est donc un félin, ce qui peut renvoyer au Chat Murr d’Hoffmann, semble-t-il. Plus précisément, il s’agit d’un chaton… Mais son inexpérience (il n’a jamais attrapé une souris !) ne l’empêche certainement pas d’adopter une approche toute féline du monde et de la vie – hautaine et pleine de morgue… encore que cette dimension ne soit pas forcément trop mise en avant dans la BD, probablement davantage dès le roman (elle s’exprime cependant clairement dans le texte, dès cette phrase-titre, Wagahai wa neko de aru, tranchant sur le simple Neko desu, qui correspondrait bien plus exactement au sobre titre français Je suis un chat).


Le chaton trouve cependant à s’installer auprès des hommes, en l’espèce auprès du professeur d’anglais Kushami, jeune homme en dépit de sa moustache foisonnante qui le vieillit, et que les maux d’estomac rendent parfois aigre – par ailleurs désireux d’être artiste, mais d’un talent des plus contestable, quel que soit le domaine où il tente sa chance : c’est un évident décalque de Sôseki lui-même. Le chat apprécie, somme toute, cet environnement – et admire chez le professeur ce trait tout aussi professoral que félin, qui consiste à dormir la moitié du temps…


C’est que notre narrateur est un observateur des plus pertinent ! Au fond, ce ne sont guère ses propres aventures qu’il narre ici – même si, dans les premiers chapitres, ses rencontres successives de Kuro, chat noir donc, et qui a du vécu, et de l’on ne peut plus charmante Mikeko, que tout le monde s’accorde à considérer comme la plus jolie chatte du voisinage, sans contredit, ont une certaine importance (le sort de ces premières amitiés est d’ailleurs passablement étonnant…).


Mais, pour l’essentiel, le chaton observe des hommes – tout ce microcosme gravitant autour du professeur Kushami. Sa famille, tout d’abord – son épouse, leurs trois filles en bas âge, la domestique. Davantage, cependant, les collègues et amis de Kushami, aux traits d’autant plus marqués qu’ils ont eux aussi quelque chose d’archétypes, sans que cela les prive pour autant d’existence. Ainsi de Meitei, pédant peut-être, facétieux sans doute, qui aime en tout cas à faire tourner en bourrique le naïf Kushami – mais peut s’avérer d’une aide cruciale ; ainsi également de Mizushima Kangetsu, bon étudiant qui peine sur sa thèse, et qui en vient somme toute assez vite à occuper une place centrale dans le récit – si récit il y a vraiment, puisque les digressions, nombreuses, sont autrement essentielles, dans une perspective effectivement assez shandéenne.


UNE COMÉDIE DE MŒURS


C’est qu’il s’agit de marier le jeune homme ! Mais il vaudrait mieux, pour cela, qu’il ait achevé sa thèse et soit docteur ; s’il ne doit s’agir que d’un intellectuel sans titre, ça ne va pas – et ils courent les rues, de toute façon… Discours que tient à Kushami (et Meitei toujours là quand il le faut) sa voisine l’horripilante Mme Kaneda, désireuse de placer sa fille Tomiko, certes mignonne mais au fond tout aussi désagréable. Mme Kaneda (ou Hanako comme nos intellectuels l’appellent bientôt, sidérés par son nez horriblement proéminent) est la femme d’un industriel, typique des bouleversements de Meiji – elle est d’une classe qui n’a que l’argent en tête, assurant la considération de tout un chacun quand bien même c’est à la hideuse façon de snobs ; un « matérialisme » au sens le plus vulgaire, que l’on a tôt fait de qualifier de symptôme de l’ouverture au monde, et tout particulièrement à l’Occident…


La rencontre se passe mal – Kushami et Mme Kaneda sont issus de mondes tellement distincts qu’il leur est impossible de s’accorder. Les rancœurs ne tardent guère, débouchant sur des puérilités variées… Mais si Kushami, Meitei et quelques autres n’ont pour eux que leur satire du nez atroce de la pimbèche, à l’occasion de savoureusement méchants poèmes, elle et son époux ont bien d’autres ressources – ils se livrent rapidement à une conspiration de tous les instants pour nuire au prétentieux professeur ! Ce qui génère nombre de scènes cocasses (j’ai une affection particulière pour les gamins de l’école d’à côté qui « égarent » systématiquement leur balle dans le jardin du professeur, qui n’en peut plus…). Mais aussi des moments plus critiques, où le culte de l’argent est ausculté au regard de ses innombrables failles morales – ainsi avec le fourbe homme d'affaires Suzuki, prétendument un ami de Kushami (eux aussi avaient fait leurs études ensemble), en fait tout disposé à le trahir quand son intérêt « l’exige »… Heureusement, le jeune Tatara, pour être lui aussi un homme d'affaires, est autrement sympathique.


LE CHAT DANS TOUT ÇA


Tout ceci, notre chaton le voit – et l’étudie, même. Omniprésent, il peut passer de la demeure de Kushami à celle de Kaneda sans qu’on y prête attention, et prête l’oreille à ce qui se dit, démasquant ainsi des complots dont le professeur d’anglais n’a pas la moindre idée… Mais, bien sûr, il ne dispose d’aucun moyen de lui communiquer tout cela – bah, peu importe…


À vrai dire, à ce moment-là, notre chat n’est plus depuis un bon moment qu’un témoin – dimension qui m’a un peu déçu, je dois l’avouer… L’intrigue sentimentale, surtout la comédie de mœurs qui la sous-tend, prennent bien davantage d’importance. Toutefois, nous n’avons pas forcément lieu de nous en plaindre : parce que le tableau est pertinent, un microcosme bien rendu et d’une jolie vivacité, suscitant régulièrement des scènes vraiment drôles, où les caricatures et quiproquos, en se mêlant de burlesque, débouchent sur un sentiment d’absurde ma foi pas désagréable…


UNE FIN DÉCONCERTANTE…


Mais la fin est à cet égard assez déconcertante – qui voit pourtant le chat, de manière ultime, reprendre les commandes du récit.


La comédie de mœurs était réjouissante – la critique du « matérialisme » au sens vulgaire tout autant, qui faisait la balance entre conservatisme et progressisme aux divers niveaux où la question peut se poser.


Mais, tout à la fin, le ton change passablement – le tableau jusqu’alors léger cède la place à des considérations plus abstraites, pouvant s’accorder à la pompe naturelle du chat, mais qui tombent quand même quelque peu comme un cheveu sur la soupe…


Kushami, jusqu’alors systématiquement bourrique, laisse maintenant s’exprimer son aigreur, en dressant par exemple un portrait global des femmes qui aura de quoi faire hurler ces dernières (mais il est emprunté à un auteur anglais du XVIe siècle, paramètre à prendre en compte…), puis en s’étendant sur la futilité de la vie et la bénédiction de la mort – développant sous une forme apologétique le thème classique et nécessaire du suicide, qui, à vrai dire, avait déjà suscité quelques scènes dans les chapitres précédents.


Étrange… J’ai cru comprendre qu’à l’époque du feuilleton, Sôseki, qui s’en lassait, avait choisi d’expédier la fin, mais, oui, c’est très déconcertant – avec l’impression qu’il y a un peu plus qu’un simple désir d’en finir… Je dois avouer, sans l’ombre d’un doute, que je préférais nettement la comédie vive et fraîche qui précédait, jusque dans ses implications « romantiques », qui me laissent généralement sur le carreau, pourtant.


L’À-PROPOS D’UN DESSIN LIMPIDE


Et le dessin de « Cobato Tirol » ? Il est effectivement intéressant – mais très différent de ce que j’ai pu lire en manga ces derniers temps (sauf peut-être, mais l’outrance en moins, ce qui change tout, pour ce qui est de Kago Shintarô ?).


Il s’agit en effet d’un style très, très « simple », voire « simpliste », qui se focalise essentiellement sur les personnages, le décor n’étant souvent réduit qu’à quelques traits de situation. Les personnages, par ailleurs (je mets à part les chats, le narrateur on ne peut plus kawaï, la jolie Mikeko, si fémininement chatte et coquette, pour laquelle on ne peut que fondre…), sont eux aussi esquissés en quelques traits à peine, à la limite de la caricature – facilitant souvent l’identification, mais en affichant pourtant tous tel ou tel aspect privilégié qui permet de les singulariser d’emblée : l’abondante moustache « prussienne » de Kushami (personnage essentiellement drôle, et dont les colères sont régulièrement hilarantes), les lunettes de Meitei (facétieux bonhomme que l’on a envie de mépriser mais que l’on ne peut s’empêcher d’adorer), la dent cassée de Mizushima Kangetsu, ou bien sûr le gros nez de Mme Kaneda…


Autant de méthodes qui appuient la fraîcheur et la vivacité de l’ensemble – il faut y ajouter l’emploi du texte, dans les phylactères ou presque aussi souvent en dehors, qui participe également de ce rendu « naturel » et enjoué (même si quelques traductions m’ont un peu étonné de par leur familiarité qui me paraît parfois trop « moderne » pour le Japon des dernières années de Meiji, mais je dis peut-être n’importe quoi…).


Mais le découpage, qui relève tant du montage que de la mise en scène, est dans tous les cas très habile – ainsi quand c’est, littéralement, le point de vue du chat qui s’impose, mais aussi, plus globalement, pour rendre au plus juste des discussions sur le pouce, avec tout l’élan qui doit les caractériser ; c’est aussi manière, bien sûr, de mettre en avant les digressions…


BREF


Une lecture très agréable, donc. Je ne saurais dire s’il s’agit d’une bonne adaptation du roman de Sôseki – en matière de fidélité, disons –, mais en l’espèce c’est très bien passé. Il me faudra tout de même lire le roman un de ces jours… et bien d’autres ouvrages de Sôseki, sans doute.

Nébal
7
Écrit par

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le 2 oct. 2016

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Nébal

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