Kedamame l'homme venu du chaos, tome 1 par Nébal

Critique initialement publiée sur mon blog : http://nebalestuncon.over-blog.com/2018/05/kedamame-l-homme-venu-du-chaos-t.1-de-yukio-tamai.html


Tamai Yukio crée des mangas depuis un certain temps déjà, mais Kedamame, l’homme venu du chaos est semble-t-il sa première publication en français – une série en quatre tomes qui prend place à l’époque de Kamakura, plus précisément en 1246 ; un contexte rare en manga, dit-on, en tout cas incomparablement plus que l’hégémonique époque d’Edo. Je vous passe l’argumentaire promotionnel, qui compare l’auteur à d’autres davantage connus sous nos latitudes, car je manque des références en l’espèce (citons quand même Samura Hiroaki, dont il faudra bien que je lise L’Habitant de l’infini un de ces jours) ; reste que la critique dans le n° 5 d’Atom m’avait intrigué dans le bon sens, et, après lecture de ce premier tome, je la rejoins en tous points – j’ai lu des critiques moins enthousiastes depuis, mais pour ma part j’ai vraiment bien accroçhé. Aucune idée de ce que donnera la suite, mais pour le moment j’y vois un divertissement très bien foutu, vraiment palpitant, renforcé par un graphisme solide et pertinent.


L’époque de Kamakura, donc – qui a débuté un demi-siècle avant le début de la BD. Le Japon classique de Heian n’est plus ; l’affrontement entre les clans guerriers des Taira et des Minamoto a débouché sur l’anéantissement des premiers et la mise en place d’un nouveau système politique, le shogunat, au profit des seconds ; un bouleversement culturel sans commune mesure ! L’aristocratie raffinée/décadente de Heian cède la place au Japon des guerriers – selon nos références occidentales, à manipuler avec moult précautions, c’est la transition de l’Antiquité au Moyen Âge. Le shogunat s’est installé dans ses terres, loin de la capitale impériale, dans la ville de Kamakura, non loin au sud de l’actuelle Tôkyô, et c’est ici que débute notre aventure.


Après un inquiétant prologue dans lequel un homme du nom de Kedama, a priori notre héros, est vu en train de se livrer à un festin cannibale (ah quand même ?), nous nous immergeons dans les rues animées de la capitale du shogunat, où nous avons bientôt deux points de référence : tout d’abord, Messire Toura est un aristocrate kyotoïte, qui s’est vu confier une enquête à Kamakura – où sévit ce que l’on appellerait de nos jours un tueur en série, qui s’en prend aux prostituées, avec des méthodes (et des armes ?) guère conventionnelles… Toura est un enquêteur parfaitement froid et qu’on suppose vite peu scrupuleux, ou disons du moins guère économe de la vie des autres si cela peut lui permettre d’avancer dans son enquête – il offre ainsi un contraste marqué avec le jeune Konpei qui lui sert de guide, bien plus timoré et toujours craintif de se faire rabrouer par son digne maître de circonstances.


Mais nous croisons aussi, dès le début, une troupe de kugutsu, pratiquant danse, chant et spectacle de marionnettes pour faire les délices d’une foule avide de divertissements de tous ordres. La troupe est emmenée par un vieil homme débonnaire, et ses principales attractions sont deux jeunes filles, la sublime Kyara qui attire tous les regards, et la plus jeune et plus discrète Mayu, la fille du patron, en adoration devant son aînée. À ce trio il faut ajouter un homme à tout faire du nom de Kokemaru, manchot mais pas moins habile, une canaille issue du ruisseau et qui y retournera – aussi un personnage un peu farfelu, qui semble se prendre pour un chat, au point où les filles de la troupe ont pris soin de le maquiller, truffe et moustaches…


Mais cette troupe n’est pas sans mystère, et – forcément – Kokemaru est bien plus que ce que l’on croit. Pas seulement un combattant madré et habile, en dépit de son handicap… car ce n’en est peut-être pas un ? En quelques occasions, loin des regards curieux (ou alors il s’agit des les voiler définitivement…), nous lui voyons d’étranges appendices animaliers jaillir de son épaule, un bien singulier bras gauche, en forme de pince, de griffe, ou de tentacule ! Or le bonhomme, même sans que personne ne puisse témoigner de cette habilité proprement (non, salement) monstrueuse, suscite la curiosité de Messire Toura… À bon droit ? Le fait est que Kokemaru – ou plutôt Kedama ? – n’est pas n’importe qui, et n’est certes pas là par hasard ; il semble protéger la troupe de kugutsu… Mais si Kyara attire tous les regards, elle dont le port de princesse trouverait une explication aussi romanesque que suspecte, c’est bien avant tout Mayu qui semble faire l’objet des attentions de Kokemaru. Non, il n’est pas là par hasard – et les crimes commis à Kamakura non plus ne doivent rien au hasard. Mais notre héros comme le tueur, de toute évidence, viennent d’ailleurs – du « chaos » ? Ou peut-être d’un autre monde, ou d’un lointain futur que l’on pourrait certes désigner ainsi… N'y aurait-il pas du Terminator organique dans tout ça ?


Ceci pour l’essentiel – mais Kedamame, pour l’heure en tout cas, est une BD très rythmée, où il se passe plein de choses en permanence, mais à bon droit ; les rebondissements se multiplient, toujours avec pertinence, et chaque épisode fait avancer l’intrigue tous en multipliant les savoureux à-côtés – dont des aperçus intéressants de la culture si particulière de cette époque, notamment en rapport avec l’intense activité de prédication caractéristique de ce moment du « monde à l’envers » (hop), qui voit apparaître quantité de nouvelles sectes bouddhiques (ou moins bouddhiques ?), notamment amidistes, dont l’idéologie a parfois quelque chose de bien subversif… Mais cela va au-delà – du kugutsu, présenté ici dans une version très « pure », au souvenir de l’anéantissement des Taira, encore récent, et d’autres choses encore.


Et, pour le coup, ça marche très bien ; ce premier tome est très riche, très dense, cependant jamais étouffant non plus, et plus inventif qu’il n’en a tout d’abord l’air, en tout cas toujours intriguant. Tamai Yukio sait raconter une histoire, pas de doute, et il est difficile de lâcher ce premier tome en cours de route ; la dernière page tournée, on enchaînerait bien immédiatement sur la suite ! Le tome 2 serait déjà sorti, cela dit… Et il n’y en aura que quatre, ce qui devrait nous prémunir contre le travers fâcheux et si commun de la série qui s’éternise au point de se perdre.


Mais l’auteur a un autre atout dans sa poche : le dessin. Globalement, celui-ci est sans doute assez conventionnel – mais indubitablement de qualité. Les personnages sont bien caractérisés, l’ambiance visuelle de l’époque très bien rendue, quelques bizarreries horrifiques épicent le fond relativement sobre (les excroissances de Kokemaru comme cette secte de fanatiques masqués vénérant le crâne sous toutes ses formes), l’action est très lisible, très fluide… Rien de m’as-tu vu par ailleurs – mais tout de même quelques pages particulièrement travaillées dans un style plus soutenu, comme les très belles danses de Kyara et Mayu (qui évitent la vulgarité et la complaisance, ouf), ou d’autres occasions plus mystérieuses de rompre brièvement mais toujours opportunément le classicisme de l’ensemble pour lui donner une tout autre dimension.


Kedamame, l’homme du chaos n’est sans doute pas le manga du siècle, une lecture indispensable ou que sais-je, mais c’est un divertissement de qualité, un seinen d'aventure qui remplit très bien et même mieux que ça son office – pour l’heure du moins. Je suis accroché, oui ; ne reste plus qu’à espérer que la suite sera au niveau… Mais je compte bien m’en assurer !

Nébal
7
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le 18 mai 2018

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Nébal

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