Une nuit en enfer
Grant Morrison n'a jamais été le scénariste le plus facile à appréhender. D'ailleurs, si je suis assez fan de l'auteur, j'ai toujours un peu de mal à conseiller ses travaux tant ils peuvent paraître...
le 24 août 2015
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Il y a deux types de lecteurs de comics, ceux qui aiment Grant Morrison, et ceux qui ne l'aiment pas. Pareillement, il y a deux types de comics de Morisson, ceux que tout le monde pourra aimer, et ceux que seuls les aficionados de l'auteur pourront apprécier à sa juste valeur. Kid Eternity est certainement à placer dans la seconde catégorie !
Car ce que certains qualifieront de chef d’œuvre, d'autres ne pourront l'apparenter qu'à une espèce de casse-tête morbide. Mais tous reconnaîtront sans doute qu'il s'agit en tout cas d'un "extrême exercice de style intellectuel graphiquement audacieux". car cette « œuvre atypique » qu'est Kid Eternity ne laissera personne, et je dis bien personne, indifférent.
Ce comics est une œuvre hors-normes qui ne s'encombrent aucunement de perdre le lecteur dans ses méandres narratives et semble vouloir se libérer de toute contrainte de compréhension, préférant livrer un récit à « vivre » plutôt qu'à « comprendre ».
Mainte fois reconnu pour son talent et son influence sur le monde du comics, Grant Morrison est également connu pour ses récits complexes et inabordables, presque abscons, et ce même pour les plus tenaces. Et ce Kid Eternity est en effet loin d'être à la portée du premier venu ! Pourtant, le profane, soit non connaisseur du travail de l'auteur, soit habituellement hermétique à son style, pourrait néanmoins saisir, grâce à ce Kid Eternity, à la fois concis et condensé, l'occasion d'en apprendre plus sur les thèmes majeurs de Morrison.
Mais encore faudra-t-il faire preuve de courage et de concentration, accepter d'être plongé dés les premières pages dans un récit fourre-tout et onirique, où tout est possible.Et qu'il se rassure ce lecteur terre à terre, car passé cette amorce vertigineuse dans l'esprit torturé du créateur, de nombreuses pistes d'ordre et de compréhension sont à saisir, et c'est ce que nous allons tenter de trouver aujourd'hui.
« - Mais je suis mort !
- Je sais. C'est là qu'on commence à se marrer. »
Pour comprendre Kid Eternity, il faut remonter aux années 40, alors que le protagoniste était un héros de comics classique apparu sous la plume d'Otto Binder et le pinceau de Sheldon Moldoff dans le numéros 25 de « Hit Comics », un périodique de bande-dessinée américaine :
« Nous sommes en 1942 et la guerre mondiale fait rage, un jeune garçon est torpillé avec son grand-père alors qu'il sont à bord d'un navire marchand, attaqués par un U-Boat. C'est alors morts qu'ils se retrouvent sur un magnifique pont semblant mener au paradis. Mais sur le point de passer la grille céleste, le jeune garçon apprend qu'il est décédé 75 ans trop tôt et qu'il n'a donc pas sa place aux cieux. N'ayant pas d'autre solution, l'ordre suprême des choses renvoie l'enfant sur terre.
L'enfant devient alors une entité bloquée entre la vie et la mort, chargé d'une mission et imprégné de super-pouvoirs. En effet, il sera dorénavant capable d'invoquer n'importe quelle figure historique ou littéraire afin que celle-ci lui prête main forte, simplement en prononçant le mot « Eternité » car « La justice jamais ne disparaîtra. Elle existera de toute éternité. » Kid Eternity, puisque ce sera désormais son nom, sera accompagner de M. Gardien, l'être divin ayant commis l'erreur au paradis, et leur principale mission sera d'installer des « sphères du Chaos » aux quatre coins de la planète, un dispositif permettant le maintien de l'ordre sur le monde.
Mais cette mission ne se fera pas sans mal puisque des êtres démoniaques, les Schichiriron, n'auront de cesse de le traquer lui et « Gar » (le diminutif de M. Gardien). C'est ainsi qu'un jour, Kid et son compagnon seront tout deux arrêtés et envoyés en enfer, sans possibilité de retour... »
Nous sommes 30 ans plus tard lorsque le récit de Morrison commence :
« Jerry Sullivan, un humoriste pessimiste et timide mène une existence où son quotidien se résume essentiellement à broyer du noir et à rire tant bien que mal de la mort. Un soir, suite à un accident de voiture sur un pont glissant, il se retrouve à moitié conscient dans un bloc opératoire où des visions cauchemardesques vont se mêler aux dialogues peu rassurants des urgentistes. Dans son délire de patient entre la vie et la mort, il rencontrera un certain Kid Eternity, un super-héros étant parvenu à s'échapper de l'enfer pour se réfugier dans l'esprit affaiblit de Jerry.
Jerry, bien qu'il s'était fait depuis longtemps à l'idée de la mort, va en apprendre bien plus sur elle qu'il ne l'aurait jamais souhaité. En effet, Kid lui explique qu'il a besoin de lui afin de retourner aux enfers et y délivrer son meilleur ami, M. Gardien. Va alors suivre une véritable catabase, une descente aux enfers, dans un au-delà torturé et cruel, où les deux hommes tenteront de découvrir la vérité dans tous ces concepts complexes et farfelus dans lesquels ils sont embarqués.
Kid découvre alors au plus profond des enfers qu'il a été trompé depuis tout ce temps. M. Gardien lui aurait en effet menti et les « sphères du Chaos » ne seraient pas un dispositif censé sauver le monde mais bien une arme élaborée par des êtres surpuissants enfermés en enfer il y a bien longtemps et bien décidés à en sortir prochainement.
C'est alors une véritable course existentielle contre la montre que vont subir les deux héros, surtout qu'un tueur sanguinaire (une réincarnation de Jack l'éventreur invoquée il y a bien longtemps par Kid Eternity qui ne put jamais être rappelée par le jeune garçon enfermé en enfer, qui ère depuis 30 ans sur terre à la recherche de victimes) à pris l'incarnation physique de Jerry comme cible… »
Aujourd'hui vénéré par les lecteurs de comics pour être un auteur audacieux et surprenant dont le travail ne déçoit que très rarement, Grant Morrison est avant tout un excellent créateur d'histoires. Connaisseurs presque encyclopédique (s'en est même inquiétant sous certains aspects) de l'univers lié à la firme « DC Comics » et son penchant mature « Vertigo » (celle pour qui il travaillera le plus souvent), le scénariste n'a de cesse depuis des années de jouer avec l'imagination et la mémoire du lecteur, laissant bien souvent les deux en parfait désordre après son passage, en témoignent par exemple ses runs acclamés et exaltés sur Animal Man ou Batman.
C'est à la sortie des années 80, alors que le comics subit une véritable révolution grâce à des auteurs innovant (et souvent britanniques) comme Alan Moore, Neil Gaiman ou encore Frank Miller, que Grant Morrison commence à s'emparer de vieux concepts bien souvent oubliés de la nouvelle génération, et ce afin de les moderniser et de les réinventer. Il le fera avec succès sur Animal Man et la Doom Patrol et décidera un jour de pousser le bouchon encore plus loin avec un jeune héros du nom de Kid Eternity…
« ON AIDAIT AUSSI LES GENS DE TEMPS EN TEMPS, POUR SE MARRER. »
Kid Eternity, avant d'être cette œuvre atypique de Grant Morrison, c'est un comics des années 40 dans tout ses clichés et ses attributs. Un personnage enfantin, des pouvoirs simplistes et presque sans limites, et surtout, un univers qui se plie littéralement aux besoins du scénario.
Prenons en exemple un scénario original d'un exemplaire du Kid Eternity des années 40 :
« Un jour, Kid Eternity croise le chemin de la première fusée martienne. L'Empereur martien a en effet décidé d'envahir la Terre. Mais la menace n'est pas prise aux sérieux par les autorités. Faisant appel au père Junipero Serra, Kid découvre la grotte ou se cachent les martiens. Ceux-ci construisent de petites fusées qui répandent une étrange moisissure verte sur Junction City. Tous les moyens conventionnels sont utilisés pour la détruire, mais rien n'entrave son inexorable progression, pas même un bombardement aérien. L'empereur martien donne alors huit heures aux terriens pour se rendre. Kid Eternity appelle Louis Pasteur afin d'examiner la moisissure, mais ce dernier ne trouve rien. Capturé par les martiens, Kid est ramené à la grotte. Ayant découvert que la moisissure est faite d'électrons, il invoque Steinmetz qui détruit la machine infernale. Privé d'énergie, le vaisseau martien plonge dans l'océan. » (Hit Comics 50 – Janvier 1948)
Mais cette simplicité fera la renommée du personnage et il deviendra très vite célèbre. Très vite mais très brièvement. C'est ainsi que dés 1946, il obtiendra son propre titre mais pour quelques numéros seulement. Il tombera alors dans l'oubli jusque dans les années 70 où la boîte DC Comics en racheta les droits à Quality Comics, son éditeur originel. Le jeune héros sera utilisé avec parcimonie par ses nouveaux papas mais ne parviendra jamais à s'imposer réellement. Il disparaît à nouveau, oublié de tous… ou presque.
Nous sommes dans les années 80 et le fameux « Brit Pack » fait son apparition dans le monde du comics moderne. Ce groupe d'auteurs britannique va littéralement s'emparer des créations américaines et, dans leur élan révolutionnaire et innovant, leur tordre tendrement le cou jusqu'à les réinventer totalement, mais toujours en respectant leur histoire, qu'ils connaissent parfaitement, en premiers fans qu'ils sont.
"Il s'agit d'un genre grinçant où s’épanouissent des héros plus durs, guère ralentis par les états d’âme qui ont toujours balisé les actions des personnages Marvel sur le modèle de Spider-Man. Les super-héros y sont confrontés aux réalités de la vie et aux problèmes de société (chômage, violence, criminalité, armes à feu, drogue…)" ("Super héros! La puissance des masques" par Jean-MarcLainé)
Grant Morrison hérite donc de Kid Eternity et va livrer au monde un récit révolutionnaire, apogée d'une décennie d'exercices narratifs et artistiques issus de l'héritage d'Alan Moore et de son amour de la déconstruction des héros aux récits naïfs du golden age et du silver age. Mais à l'inverse des récits de Moore, qui resteront encore longtemps les références du genre (avec Swamp Thing et Miracle Man en tête), ou l'auteur accompagnait progressivement le lecteur depuis la naïveté originelle jusqu'au monde des adultes sans illusions, Morrison décide lui d'être plus direct et de choisir plutôt ce qu'on pourrait appeler "la douche froide".
Direct et percutant, Kid Eternity , sous la plume de Morrison, semble se révéler plus complexe qu'il ne l'était dans les années 40, comme si les récits naïfs et manichéens du golden age dissimulaient en réalité un message tortueux sur la mort et l'au-delà, sur la dichotomie des grands mythes de l'Humanité.
Dés le début du récit, le lecteur oscille entre plusieurs temporalités et niveaux de réalité, sans doute égaré dans ces histoires imbriquées les unes dans les autres. Et c'est pile au moment où il se résigne à abandonner toute espoir de compréhension que le lecteur se voit happé par le héros (dans toute sa splendeur), Kid Eternity nous livrant quelques clés permettant de rester finalement encore un peu. Et le lecteur de sombrer alors dans l'histoire avec Jerry, le protagoniste, mener par le bout du nez jusqu'en enfer !
Morrison livre alors au lecteur un enfer personnalisé, où chacun des deux personnages, étranges et torturés, vit cette épreuve différemment, l'au-delà diabolique s'adaptant à chaque visiteur. Une fois les motifs de Kid exposés, le lecteur saisit enfin l'histoire qui va se dérouler devant ses yeux, il a enfin trouvé une bouée de sauvetage lui permettant de tourner les pages avec bien plus de confiance qu'avant.
Cet enfer reflète d’ailleurs parfaitement les intentions de Grant Morrison. A la fois lieu de perdition et de souvenirs d'enfance, cette partie de l'histoire est le symbole même du désir de l'auteur d'user d'une histoire de héros pour enfants sortis de nulle part pour la transformer en une épopée pour adultes, les souvenirs naïfs et manichéens se transformant sous les yeux du lecteur en de profondes réflexions existentielles.
Car Kid a profondément changé ! Depuis sa première apparition en 1942 jusqu'à sa réapparition aux yeux du lecteur des années 80, le héros aura passé trente ans en enfer, métaphore de l'oubli dont il fit preuve par l'ensemble des lecteurs de comics et de sa disparition totale des étales des comics-shops. Bien sûr il a conservé son pouvoir farfelu, celui de pouvoir invoquer en prononçant le mot « éternité » des personnages de l'histoire ou de la fiction qui combattent dés lors à sa place ses excentriques ennemis, bien sûr M. Gardien, l'éternel sidekick du très jeune héros, est lui aussi toujours présent, mais c'est à peu près tout. Le monde a bien changé en trente ans…
Et pour cause, Kid Eternity, en tant que projet de ramener un passé lumineux issu du golden age n'est qu'un prétexte. Une feuille blanche que Morrison va littéralement retourner, triturer, gratter et chiffonner dans tous les sens en la personne de l'auteur créatif et expressionniste qu'il est. Il profite de ce jeune garçon que les années 40 ont liées naïvement aux concepts de mort et de paradis pour nous livrer sa propre version de la Divine Comédie, voire des grands récits de Catabase des auteurs antiques que sont Homère ou Virgile.
Kid Eternity se révèle alors n'être plus uniquement qu'une œuvre surréaliste de plus d'un auteur ambitieux mais une méta-fiction digne des poèmes grecs, œuvrant à la fois au souvenir des héros d'un autre temps et à l'amélioration des actes des hommes de son temps. Un hommage aux grands écrivains ayant abordés ce thème, ayant osés bien témérairement conter un récit de descente aux enfers.
A travers ce cheminement existentiel qu'est la descente aux enfers, Morrison mélange les grandes idées religieuses et mythologiques avec plusieurs thèmes philosophiques, mais pioche également dans la métaphysique. Il recouvre le tout de nombreuses références littéraires et musicales, thèmes qu'il apprécie tout particulièrement et sur lesquels il ne se lasse jamais d'en apprendre plus au lecteur, souvent sous la forme d'un clin d’œil intelligent à propos d'une œuvre d'art que l'on pensait connaître mais qu'il nous fait voir sous un nouvel angle.
Le tout devient alors non plus un comics sur un super-héros oublié mais bien une véritable réflexion sous acide qui traite de l'existence de chaque être humain, de ses projets, de ses failles et de sa destinée, qu'elle soit provoquée ou non. Bref, Kid Eternity est une œuvre sur l'accomplissement personnel, comme toutes les catabases avant elle, Jerry Sullivan devenant, le temps d'un comics, l'Ulysse ou l'Orphée de notre époque contemporaine.
Mais Kid Eternity, c'est également un comics bourré d'idées étranges, bien souvent entremêlées les unes aux autres, sans trop se soucier d'une cohérence intrinsèque ou d'une intention didactique. Le lecteur, le récit et les protagonistes se retrouvant au même moment perdus au milieu de nulle part, sans aucune indication claire de l'endroit où aller ou de la marche à suivre. Le lecteur aura dés lors le loisir de se perdre et d'apprécier l’œuvre de manière plus superficielle tant elle regorge de trouvailles plus folles les unes que les autres, avec le même amusement que les enfants qui lisaient ce même Kid Eternity dans les années 40. Cette part enfantine à laquelle fait appel son héros, Morrison l'a très bien cernée. Mais passé cette couche externe ou il lui rend hommage par ces idées naïves et non organisées (comme pourrait l'être le coffre à jouet d'un enfant), l'auteur fait le choix de la traité plus en profondeur.
En effet, le comics, de manière plus meta-textuel, est une réponse à cette vieille idée tenace que les comics sont pour les enfants (ou les grands enfants, au mieux) et se présente alors comme un comics de super-héros très adulte de par ses thèmes et ses visuels. Voguant davantage dans la catégorie d'horreur psyché, voire d'horreur métaphysique, Morrison réorganise les souvenirs d'enfance et les clichés du comics de super-héros juvéniles afin de prouver que, et les comics et les super-héros, sont un moyen intelligent de rechercher une vérité plus large sur le sens de la vie et le concept de bien et de mal, d'ordre et de chaos. L'auteur présentant dés lors le comics non plus comme un divertissement superficiel et puéril mais bien comme un support de réflexion et d'éducation aux questions qui sont bien souvent éludées par les institutions « compétentes ». Il n'est d'ailleurs pas là impensable d'imaginer un reflet avec son parcours personnel…
La narration éclatée, les répétitions de mêmes scènes, ainsi que les transitions travaillées entre les protagonistes sont générées par une vraie réflexion et un réel talent d'écriture, s'écartant encore une fois de l'aspect facile et simplement farfelu des comics du passé tout en y faisant référence. Kid Eternity n'est plus un comics où une narration linéaire et des dialogues d'exposition viennent appuyés une imagerie aseptisée et sensationnelle, mais bien un véritable volume littéraire où le lecteur à le droit de se laisser emporter par les mots et de déguster les dialogues, ciselés, pertinents, irrévérencieux et recouverts d'une généreuse couche d'humour noir.
Car à l'instar de ces poèmes que l'on ne comprend qu'une fois lus à haute voix, dont le sens nous apparaît davantage à travers la simple musicalité des mots, de leur couleurs et de leur rythme que par ce qu'ils signifient réellement, Kid Eternity offre au lecteur un autre moyen de parcourir une œuvre littéraire, passant davantage par une vibration sensible que par une compréhension totale, par une réception évanescente que par une analyse poussée, et arrivé finalement à la fin du récit, sans beaucoup d'informations mais avec tellement de sensations et d'émotions.
L’œuvre ne parlera malheureusement pas aux lecteurs obtus, se refusant à se laisser bercer par la poésie d'un dessin, par la magie d'un texte et d'un univers, par l'obscurité permettant un certain recueillement, par la couleur pure de certains écrits, par le pouvoir de l'énigmatique. Ces lecteurs risquent très certainement de se retrouver complètement désemparés malgré le récit, bel et bien présent, qui s'étale à leur regard.
En conclusion, en invitant un personnage ancien dans notre monde moderne afin de mieux le réinventer et le plonger dans une histoire aux frontières de la folie, l'auteur fait le choix de trancher net et de le détacher assez nettement du style dans lequel il est né jadis, le dépouillant dés sa première apparition (sous les incroyables pinceaux de Duncan Fegredo, nous y reviendrons) de l'image lisse et angélique qu'on lui connaissait alors par une plongée en enfer hypnotique, hallucinatoire, voire épileptique ! C'est extrêmement sombre, c'est extrêmement dingue et ça transpire les angoisses de l'auteur qu'il tente pourtant de dissimuler par l'humour omniprésent.
Jerry Sullivan, à l'instar du lecteur, est littéralement trimbalé dans une quête qui ne semble au départ n'avoir ni queue ni tête, superposant des concepts plus fous les uns que les autres sans s'encombrer de cohérence. Mais c'est ainsi qu'il découvrira ce qui se cache derrière l'ordre apparent des choses bien qu'il ne pourra l'assimiler totalement, comme le lecteur encore une fois. Car ce même lecteur doit être prêt lorsqu'il ouvre l'ouvrage à ne pas tout comprendre. Pire ! Il doit l'accepter ! Comme lorsqu'il était enfant et que comprendre ce qu'était une « fusée à proton martienne » n'avait pas d'importance tant que l'histoire le passionnait, il doit aujourd'hui accepter de cheminer dans un récit parfois abscons, souvent difficile et d'attendre certains moments clés pour y voir plus clair. Comme une magnifique métaphore de l'existence que nous livrerait Morrison, où le passage de l'enfance à l'age adulte, avec ses désillusions et ses remises en questions de grands concepts, se faisait à tatillons, par petites touches, par minuscules moments de clairvoyance, sachant que même si nous ne savons pas vers où nous allons, nous y allons inexorablement.
Il ne faut alors pas lire Kid Eternity comme une œuvre linéaire, cartésienne où le lecteur est tout-puissant car il comprend les tenants et les aboutissants, où il se contente de suivre un récit dont le cheminement se fait par les habituels préceptes de narration descriptive. Non. Il faut accepter de s'y perdre, de se questionner, de plonger, tel le héros, sans savoir où nous mènera le récit et, pire, sans savoir si la réponse qu'on trouvera sera conforme à la réponse qu'on attend inconsciemment.
Car à travers ce récit, Morrison amorce certains concepts ayant une répercutions directe sur notre vision du super-héros. Il revient sur l'histoire, l'identité et même le rôle d'un personnage dont l'incarnation du golden age n'auraient pas pu être abordés à l'époque, ou n'auraient pas pu être compris si abordés. Usant de cette surenchère de noirceur et d'affirmation des tabous afin de crever l'abcès et faire exploser le carcan dans lequel étaient enfermés les lecteurs de comics de son enfance, permettant ainsi, avec d'autres, une révolution des comics de super-héros. Kid Eternity était à sa sortie un véritable laboratoire à page ouverte destiné à engendrer un renouveau nécessaire voulu par un esprit brillant qui n'avait pas peur de désarçonner pour mieux faire ressentir.
En faisant du personnage de Kid un représentant de la mort venant guidé un humoriste mourant jusqu'aux portes de l'enfer, Morrison l'éloigne totalement de sa figure originelle, opposant ouvertement l'enfance du début de l'existence et la mort de sa fin. Il abolit également les récits trop naïfs et linéaires que l'on nous sert en enfance avec ce comics où il expérimente sans cesse, suivi en cela de son illustrateur. Les histoires se superposent et les trajectoires se croisent, un humoriste entre la vie et la mort, un héros du passé menant une quête initiatique, une jeune femme poursuivie par des matérialisations des pires légendes urbaines, un serial killer, un prêtre sadique, les destinées s'imbriquent constamment, comme guidées par un même mouvement primordial, pour finalement prendre une direction unique permettant au lecteur d'enfin pouvoir souffler une fois le livre refermé.
« La résurrection d'un héros obscur qui se fait, forcément, dans la douleur. » (Nathanaël Bouton-Drouard)
Kid Eternity ne serait rien sans l'imagerie si particulière qu'a su lui donner Ducan Fegredo, oscillant sans cesse entre le dessin et la peinture, à la manière d'un Dave McKean (Arkham Asylum). Ce style très proche de la peinture d'art est particulièrement utilisé dans les comics de la fin des années 80 et possède une atmosphère toute particulière, qui sied parfaitement au récit de Morrison.
Le comic-book est littéralement noyé dans la couleur, qui s'écoule au long de la page comme une traînée de sang laissée par les nombreux corps moisis et décharnés qui apparaissent constamment. C'est une imagerie glauque qui s'offre au spectateur, on pourrait presque sentir la mort et la putréfaction en approchant son nez tant l'artiste parvient à poser l'atmosphère désirée.
Mais malgré cette mort qui envahit l'ensemble des pages, Fegredo conserve une véritable dynamique dans son traits, rendant un mouvement général audacieux à l'aide de hachures justement posées. Tout est visible, de l'action des personnages aux textures des monstres de l'enfer. Il s'agit là d'un style de dessin tout à fait particulier qui permet de ressentir toute l'ambiance voulue par Morrison, bien loin des illustrations lisses et nettes des comics pour le grand public. Les éléments se confondent, plus rien n'a de véritable forme ou limite et, à l'instar des couleurs fusionnant dans des dégradés surprenants, notre esprit se mêle à l'univers qui s'offre à nous. L'imaginaire déglingué, l'horreur psychédélique et l'omniprésence de couleurs glaciales soutiennent le récit dans tout ce qu'il a de dérangeant, de glauque et de morbide.
La mise en page se veut déstructurée et audacieuse, reflet de l'histoire au fil des pages. Ce découpage si particulier favorise chez le spectateur une impression de mouvement et de perte, une sensation de courant qui nous emporte et nous fait perdre nos repères. A l'instar des personnages qui doivent descendre afin d'exécuter leur catabase, les cases semblent chuter dans les abysses d'une profondeur pourtant inexistante. Ainsi, les moments les plus confus du récits sont illustrés par des spirales de scènes englobant des double-pages oniriques, créant une confusion sans égale. Mais au fur et à mesure de son déroulement, le comics tend à se poser, à retrouver un équilibre et une structure, les cases reprennent la place qui leur est due dans la narration. Le découpage s’apaise alors, reflet de la cohérence dissimulée qu'a apporté Morrison à son récit.
Le graphisme, sous des aspects élitistes, est ultra-moderne (encore aujourd'hui), fouillé et révélateur des atmosphères qui flottent dans la tête des auteurs. Ça sent la rage et la fureur, la mort et la damnation, et chaque page semble sauté au visage du lecteur, le prenant à parti dans ce récit existentiel. Fegredo nous livre un visuel véritablement désordonné où les tâches de peintures gicleraient presque en dehors du comics.
Enfin, l'aspect réaliste et les nombreuses textures des visuels donnent aux personnages une certaine véracité, une existence à par entière, qui leur est propre. Cela permet non seulement d'ancrer le récit dans une réalité à la portée de tous mais également de la briser avec encore plus de force qu'il ne l'avait construit.
« On ne ressort pas du virage de la mort »
Kid Eternity est une catabase avant d'être autre chose, dans la plus pure tradition antique de ces textes épiques de descentes aux enfers qu'ont subis les plus grands héros grecs. Très vite, dés les premières pages, très confuses au demeurant, deux éléments essentiels de la catabase sont posés : La descente, qui se symbolisera par la fuite de Jerry depuis le dernier étage d'un immeuble, et l'interdiction de se retourner (Il est interdit de regarder derrière soi en enfer) que Jerry bravera pour rencontrer Kid Eternity. Morrison digère très vite ces deux éléments primordiaux et les entremêle sous une seule appellation : « Tourne ».
« Tourne » signifie dés lors « descends à l'aide d'escaliers en spirale » (symbole très souvent utilisé pour représenter la descente aux enfers), mais également « Retourne-toi, tourne-toi », l'inverse de l'interdiction ultime ordonnée à Orphée lors de sa fuite des enfers. L'auteur ajoutera une troisième signification à ce « tourne » via le symbole de « la roue de fortune » qui, bien évidement, « tourne » également. La roue de la fortune est une arcane majeure du tarot de Marseille qui englobe les éléments rythmiques (et cycliques) de l'existence, tel la respiration ou les battements du cœur. Elle est également le thème central de la cantate Carmina Burana de Carl Orff, également très présente dans Kid Eternity puisqu'elle va rythmer la fuite de Jerry lors de sa première rencontre avec Kid.
Nous comprenons donc très vite que Morrison, bien qu'il va s'amuser à brasser un nombre incalculable de thèmes et de références, impose un désir de chercher une certaine logique, un certain agencement à ces éléments, exactement comme il cherchera durant tout le comics à ordonner et expliquer les concepts farfelus du Kid Eternity de son enfance. C'est une façon de travailler qu'il reprendra dans plusieurs travaux postérieurs, notamment sur Batman où il tentera d'ordonner plus de 60 ans de digressions en tout genre ou encore sur Multiversity où il s'imposera d'expliquer l'ordonnancement des univers multiples du monde de DC Comics.
Ce sont donc des thèmes aussi farfelus que le Paradis chrétien, le sidekick angélique, le pouvoir d'invoquer des personnages historiques et quelques autres que Morrison réunira sous l'égide d'un seul grand concept : La catabase de Kid Eternity. Car, dans ce comics qui renvoi à l'enfance des lecteurs, l'enfer semble lui-même à la fois particulièrement cruel et enfantin. Ainsi, les grands archétypes du lieu qu'est l'enfer seront représentés avec une connotation enfantine, que ce soit lorsque l'on découvre qu'un ours en peluche peut être torturé, que Charon préfère jouer au jeu de la traversée plutôt que de se faire payer (« Vous pouvez traverser à condition d'avoir du rouge », sous-entendu à condition d'être mort) ou encore que la roue des supplices devient un carrousel de fête foraine morbide.
Revenons donc sur les éléments majeurs et indispensables que les grands auteurs grecs ont instaurés dans leurs catabases et tentons de les rattacher à Kid Eternity afin de découvrir un peu plus en profondeur à quel jeu de comparaison s'est amusé Grant Morrison au sein de ce comics.
Le but de la catabase
Dans la tradition antique, le mythe de la descente aux enfers est avant tout, et dans chacune de ses versions, une métaphore d'un voyage spirituel et existentiel. Ce voyage à des buts qui sont soit d'acquérir des pouvoirs, soit de trouver des réponses à des interrogations existentielles, soit encore de fuir la réalité pour rechercher un ailleurs. Le lieu si particulier des enfers apparaît comme une épreuve qualificative et décisive dans la formation d'un héros, il s'agit très précisément d'un rite d'initiation.
Mais le voyage aux enfers, de par sa symbolique de « descente », est également un retour aux origines, comme le montre Virgile dans le 6e chant de l'Enéïde, ou encore une descente dans l'inconscient du héros (lors d'interprétations plus modernes(. Quoi qu'il en soit, on distingue dans les deux cas de figure un besoin de justification, un but à la quête, un dessein général. Les romains, par exemple, recherchaient des titres de noblesse à travers les héros anciens et les protagonistes plus modernes se cherchent quant à eux des causes expliquant certains de leur comportement. Kid Eternity suit cette tradition de manière directe puisque son voyage aux enfers est une quête de rédemption, le sauvetage d'un ami, et une recherche de réponses. Car le voyage aux enfers est avant tout un choix du héros et non une punition. La catabase se distingue ainsi très nettement de la damnation et Kid Eternity, qui connaîtra les deux simultanément, trouvera la vérité lors de sa quête et non lors de son enfermement. Quatre personnages majeurs illustrent la catabase et ont ainsi foulés le sol de l'enfer, leurs quêtes respectives symbolisant un pan de l'aventure de Kid et Jerry...
En premier lieu, Le poète Orphée qui, avec la permission de Zeus, se rendit aux souterrains maudits pour y retrouver sa compagne, la nymphe Eurydice, terrassée par une piqûre de vipère. A l'instar de Kid Eternity voulant libérer son ami de toujours M. Gardien, Orphée à pour but de reprendre sa bien aimée au monde des morts, et par là même lutter contre une terrible injustice. Le lien est simple puisque nous avons là deux « sauvetages », deux injustices à réparer, Kid Eternity s'étant d'abord échappé des enfers pour ensuite y retourner et sauver une connaissance, il reproduit l'exact inverse de la quête d'Orphée.
En deuxième lieu, Héraclès, dont la dernière épreuve dans son cheminement de héros grec consiste à capturer Cerbère, le célèbre chien tricéphale qui garde la porte des enfers. Dans l’œuvre de Morrison, ce cerbère n'est pas clairement défini car personne ne semble garder la porte des enfers. Cependant, l'homme aux cartes peut facilement être apparenté à un gardien, à une épreuve à passer afin de pouvoir se rendre en enfer. Cet homme qui semble être le réceptacle des pires atrocités fictives de notre monde, qui est sans nul doute la source même de toutes ces légendes urbaines qui hantent la jeune femme que nous suivons en parallèle à Jerry. Et dans un enfer davantage fantasmé que matériel, il n'est pas étonnant que le gardien en soit un écrivain, ces fabuleux menteurs… N'est-ce pas Mr Morrison ? Mais là où Héraclès « capturait » le Cerbère, Kid fait le choix de simplement le tromper, lui jurant quelque chose qui n'arrivera jamais. Deux façon très différentes d'imposer sa supériorité sur le gardien des enfers mais dont le résultat revient au même : pouvoir entrer.
En troisième lieu, Enée, le héros troyen, qui, après avoir consulté la Sibylle de Cumes, demande à la prêtresse de le conduire jusqu'à la demeure des Ombres, auprès de son père Anchise. Son but est d'interroger ce dernier afin de connaître le futur, notamment celui du peuple romain. Kid Eternity fera lui la rencontre non pas de la Sibylle mais d'une autre personne clairvoyante : M. Gardien. Et ce dernier, tel la prêtresse, de le conduire auprès de son grand-père, torturé en enfer depuis sa mort en 1942. M. Gardien endosse alors le rôle de la prêtresse et du père, révélant la vérité à Kid Eternity sur leur propre existence. Et, bien qu'il ne lui révèle pas le futur des romains, M. gardien révélera en quelque sorte au Kid son futur puisqu'il lui expliquera la quête qu'il doit entreprendre à l'avenir.
M. Gardien de révéler d'ailleurs bien plus de vérités qu'il ne devrait puisque Kid nous apprend qu'il s'est servi de l'incrédulité de Jerry afin de dissoudre la cage de son ami. Preuve s'il en était encore besoin que l'enfer où ils se trouvent existe davantage dans le fantasme, l'imagination et la crédulité de Jerry et non comme un véritable lieu à part entière. On peut alors supposer que cet enfer disparaîtrait totalement dés lors que Jerry arrêterait d'y croire. Mais n'est-ce pas le cas de tout le comics ? L'histoire n'étant peut-être qu'un énorme fantasme de Jerry sur son lit d’hôpital...
En quatrième et dernier lieu, le navigateur Ulysse qui, sur les conseils de la magicienne Circe, visite les enfers pour y questionner le devin Tirésias et obtenir les indications permettant son retour à Ithaque. Tel Ulysse, Kid Eternity a besoin de savoir comment rentrer chez lui, ou plutôt, comment sortir des enfers, ou peut-être encore comment sortir de l'esprit de Jerry afin de pouvoir retrouver une existence qui lui est propre. Kid révélant encore une fois un indice que l'enfer où ils se trouvent n'est au final qu'un « mauvais souvenir » de Jerry, un traumatisme d'enfance dont il ne parvient pas à se débarrasser lorsqu'il dit que l'enfer les suit partout où ils vont.
Exploration des cartes de l'enfer
Deuxième point essentiel que Morrison triture dans son comics, la « configuration » des enfers, sa géographie, sa topographie, son aspect visuel. De manière très prosaïque, les enfers doivent toujours être « vers le bas », leur nom même, « Inferi », signifiant en grec ancien « ceux d'en bas ». Avec le nombre de références au principe de « descente » que l'auteur fait dans son œuvre, on peut aisément dire qu'il a respecté ce concept primordial, que ce soit lorsque Jerry fuira, en réalisant une spirale « vers le bas », un soirée transformée en bain de sang, que ce soit lorsque le frère de Jerry « tombera » dans un gouffre durant l'enfance de ce dernier, traumatisme à la base de la configuration de l'enfer fantasmé par Jerry, ou que ce soit encore lorsque les deux protagonistes pénétreront pour la première fois aux enfers, se retrouvant face à un immense précipice baigné d'obscurité.
La première étape d'une descente aux enfers est la confrontation avec « la porte des enfers », l'entrée du repaire des morts. Il s'agit certainement là d'un des éléments les plus diversifiés au fil des récits. Dans l'imaginaire d'Ovide par exemple, l'entrée des enfers se trouve au cap Ténare, au sud du Péloponnèse. Il s'agit alors d'une grotte creusée au pied d'une falaise, d'où s'échappent des exhalaisons sulfureuses. Cette association de cavité et d'émanation n'est pas étonnante puisque les Hellènes associait l'activité volcanique au monde des morts. Morrison décide quant à lui que la porte des enfers sera une simple porte oubliée dans une ruelle, sorte de pied de nez moderne et désabusé aux auteurs antiques puisque le lecteur retrouve bien ce principe d'ouverture et qu'en guise d'émanations, les deux héros doivent être servis…
Passé cette porte, ce sont les fleuves qui protège le lieu. Il sont très souvent référencés au nombre de quatre bien que le plus connu soit le Styx. On ne peut le traverser qu'en demandant l'aide de Charon, ou plutôt en le payant avec une pièce, traditionnellement une obole. Dans la Grêce antique, cette obole était placée dans la bouche du mort afin qu'il puisse payer son passage vers l'au-delà. Le fait de laisser un mort sans que que ce rite funéraire ne soit accompli était considéré comme une faute grave. Dans la légende d'Oedipe par exemple, c'est précisément pour cette raison qu'Antigone désire ardemment enterrer son frère Polynice, car si elle ne le fait pas selon les rites, ce dernier sera forcé d'errer éternellement le long du Styx sans jamais pouvoir le traverser…
Dans son Kid Eternity, Morrison reste étrangement très proche des attributs du Charon antique, nous présentant un homme dans une barque voguant sur un fleuve aux teintes verdâtres. Deux éléments attirent tout de même l'attention puisque d'une part, Charon ne réclame pas d'obole mais préfère jouer à un jeu enfantin, ce qui, comme dit plus haut, reflète sans doute l'aspect « traumatique » que revêt l'enfer généré par l'esprit de Jerry, et d'autre part, Charon porte un masque à gaz sur le visage. Cet attribut est sans doute une simple protection contre les émanations de souffre provenant des entrailles de la terre mais on peut également l'associer au masque que porte occasionnellement le Morphée de Neil Gaiman dans son "Sandman" où il narre les aventures du roi des rêves. Serait-ce là une façon supplémentaire qu'à Morrison de nous indiquer que nous sommes bien dans un enfer imaginaire, onirique, fantasmé par Jerry et non dans l'enfer traditionnel ? Charon, passeur des enfers, devenant ainsi Morphée, gardien des rêves (ou plutôt des cauchemars) de Jerry.
Quoi qu'il en soit, Morrison conserve les attributs principaux de l'enfer antique grec, notamment ceux décrits par Virgile dans le livre VI de l'Eneide : « Il y avait une caverne profonde, monstrueusement taillée dans le roc en une vaste ouverture, défendue par un lac noir et par les ténèbres des bois. »
Historiquement, l'enfer des grecs n'est pas une punition mais bien un lieu où tout les morts se rendent. Il n'y a alors aucune présence de « mérite » ou de « damnation » après la mort. Mais peu à peu, sous l'influence des philosophes et de la culture égyptienne, l'idée d'un jugement après la mort va faire son apparition dans la mythologie antique. Ainsi, selon le philosophe Platon, le jugement de l'âme (« la pesée » pour reprendre les termes de l’Égypte antique) serait exécuté par trois héros grecs, célèbres pour leur sagesse : Minos, Eaque, et Rhadamante. Ce principe du jugement par les trois peut être retrouvé dans Kid Eternity lorsque Jerry se retrouve face au « Tribunal », une entité karmique représentée par un agglomérat d'organes vitaux et d'objets symboliques duquel on peut distingué trois silhouettes.
C'est par le biais de cette dichotomie entre le bien et mal naissante que les grecs vont commencer à distinguer différents lieux en enfer. De manière générale, les enfers sont un lieu froid et sombre, à l'exception d'une partie nommée les Champs Elysées. Ainsi, Achille, héros particulièrement vertueux, aura la chance de se retrouver aux Champs Elysées quand plusieurs autres héros se retrouveront dans le pire endroit des enfers : le Tartare. C'est dans ce lieu que les âmes damnées subiront les pires tortures morales et physiques comme, par exemple, Sisyphe et son rocher, Tantale et sa soif inassouvie, ou encore les Danaïdes et leur tonneau percé.
C'est dans ce tartare que nos deux héros se rendent afin de libérer M. Gardien et croisent nombres de tortures et de damnations en tous genres. Morrison s'amuse alors à la fois à transposer de grandes damnations connues et à en inventer quelques unes. Ainsi, les deux héros croiseront une version fantasmée d'Ixion, originellement broyé sur une roue pour avoir offensé Héra, ici transformé en « carrousel de l'ignominie » nécessitant un approvisionnement constant d'âmes torturées afin de fonctionner, un concept à la fois horrible et enfantin, comme beaucoup d'autres au sein de l'esprit traumatique de Jerry. Nous citerons encore un très beau passage qui, sous les pinceaux de Fegredo, se voit encore davantage magnifié :
« Nous descendons, traversant cercles et bolges. Nous nous enfonçons dans la roche hurlante et la chair fondue de l'enfer. Nous passons par des lieux où des amants s'étant promis de ne jamais se séparer sont fusionnés en un enchevêtrement de chair vociférante. D'immenses tas d'amour devenus haine et folie. Par d'infinis déserts arctiques où des gens vagabondent nus et seuls sans jamais atteindre leur destination. Par les rues de villes mourantes où les pierres des maisons saignent et implorent le pardon, où les robinets fuient et les cœurs brûlent continuellement. Où des hommes et des femmes sont si monstrueusement gigantesques qu'ils ne sont que d'immenses carcasses immobiles. Ils ne peuvent que crier et pleurer tandis que d'autres créatures damnées creusent et construisent dans leur chair. Toujours plus profond… dans l’absurde et accablante banalité de l'enfer. »
Une exploration périlleuse
C'est connu, les vivants redoutent la mort. Et la simple évocation des régions d'en bas terrifie même le plus téméraire d'entre eux. Ainsi, il n'est pas étonnant que, malgré l’enthousiasme forcé de Kid, Jerry se refuse à passer les portes de l'enfer. Ce refus de se rendre dans ces lieux hostiles, nous le retrouvons chez les marins qui sont sous les ordres d'Ulysse, bien que ce soit de façon plus exacerbée : « En entendant ces mots, chacun sentit son cœur se rompre. Cloués sur place, ils sanglotaient, s'arrachaient les cheveux ; Mais ces gémissements ne leur étaient d'aucun secours. » (L'Odyssée)
Chez les anciens Grecs, aucun être vivant ne pouvait se permettre de franchir l'outre-tombe sans courir d'énormes risques. Car s'il était relativement aisé d'atteindre ces contrées obscures, il était particulièrement difficile d'en ressortir. La Sybille met d'ailleurs en garde Enée contre ce danger : « La descente à l'Averne est facile : nuit et jour est ouverte la porte du sombre Dis. Mais revenir sur ses pas et sortir vers les brises d'en haut, c'est là la difficulté et l'épreuve. Peu de mortels l'ont pu. » (Livre VI de l'Eneïde). Kid Eternity, confronté à ce même problème, réinterprète à sa manière les paroles de Sybille, coincé lui non plus dans un enfer physique mais bien dans un esprit torturé tel que celui de Jerry, où les traumatismes poursuivent inlassablement l'adulte que ce dernier est pourtant devenu : « On va sortir de l'enfer. Mais le peut-on vraiment ? Puisqu'il vous suit quand vous partez. »
De par son statut périlleux et peut-être sans retour, la descente aux enfers est un véritable voyage dans le voyage des héros. Le voyage se fait non plus uniquement par le déplacement horizontale, ni même par le déplacement verticale, bien présent, mais également par la simple rencontre de personnages qui font avancer l'histoire, qui résolvent des intrigues et en instaurent de nouvelles. Le héros devient alors celui qui questionne les morts pour faire avancer sa propre vie, et il s'agit souvent du point central des grands poèmes épiques, le point extrême des déplacements du protagoniste.
Ulysse par exemple possède ce statut tout particulier. Il passe du monde des vivants au monde des morts, à la limite des deux mondes, tel Jerry plongé dans un coma dans son lit d’hôpital. Pour qu'ils puissent vivre leurs aventures, pour qu'ils puissent continuer leurs existences respectives, les deux héros ont besoin d'inconnu, ils ont besoin de subir une épreuve, de prouver au monde leur valeur. Cette épreuve, cette descente dans l'au-delà les confronte à leur statut de mortels, mais elle témoigne surtout de leur volonté d'être et de rester mortels. Ulysse dira d'ailleurs à Calypso lui proposant l'immortalité « Je désire l'heure du retour » quand Jerry dira à kid « je ne peux pas rester, j'arrive pas à respirer » (et Kid de lui répondre sous la plume acerbe de Morrison : « Évidement que tu ne peux pas respirer, je te rappelle que tu es mort ! »).
Pour Orphée par contre, le voyage aux enfers symbolise le passage par la souffrance pour pouvoir créer. L'histoire de ce personnage concerne avant tout l'art, le pouvoir du sublime sur la réalité et sur la vie. La création est alors apparentée à la seule chose capable de battre la vie, la mort. Mais pour pouvoir créer ce sublime, il doit souffrir et perdre Eurydice, un peu comme Jerry doit abandonner ses traumatismes d'enfance afin de pouvoir renaître aux yeux du monde et poursuivre son existence. Là où Orphée échoue par manque de foi, n'ayant pas pu s'empêcher de « se tourner » alors qu'on le lui avait formellement interdit, jerry parvient quant à lui à ne plus se « retourner » sur ses épreuves d'enfance pour pouvoir avancer en regardant devant lui.
Dernière épreuve de l'enfer, et non des moindres : la voix des morts. Alors qu'ils se retrouvent enfin face à M. Gardien, les deux héros se rendent compte qu'ils ne peuvent qu'à peine comprendre ce qu'il dit. Son discours est non seulement sibyllin mais il est également particulièrement pénible à l'oreille : « Les mots semblaient avoir été mastiqués par des insectes et recrachés en une gelée informe ». Chez Homère, la situation est identique. De la foule d'Ombres qui se précipite autour d'Ulysse ne monte qu'un tumulte de voix, bruyant, affreux et confus : « À l'entour de la fosse, ils venaient de partout, en masse, avec d'horribles cris ; et moi, je verdissais de peur. » (L'Odyssée). Cette atrocité supplémentaire qu'est l'incompréhension et l'incapacité de communiquer se trouve donc être un élément important du voyage aux enfers, une ultime épreuve qui ne sera pas résolue par du simple courage.
En effet, l'incapacité d'être compris et, par conséquent, l'impossibilité d'avoir accès à une certaine vérité, sont un véritable leitmotiv du comics. Que ce soit lorsque Jerry monte sur scène et semble laisser le public de marbre, que ce soit dans les nombreux dialogues entre Jerry et Kid, ce dernier s'amusant à être cryptique dans ses explications, ou que ce soit encore, comme dit plus haut, lorsque M. Gardien tente de se faire comprendre de son ancien ami. Encore une fois, tous ces exemples de "dialogues de sourds" peuvent symboliser le ressenti des lecteurs quelque peu désarçonnés par leur lecture (Morrison leur indique alors qu'ils doivent poursuivre leurs efforts malgré cela, comme le firent les héros antiques) mais ils peuvent également évoquer l'absence de compréhension totale du grand public pour la passion qui anime les fans de comics (à la fois clin d'oeil et doigt d'honneur de Morrison aux personnes qui considèrent le comics comme un loisir puéril).
Qui peuple l'enfer ?
Le peuple de l'enfer se constitue essentiellement d'âmes en peine. L'égarement de l'âme est, dans la mythologie grecque, un état intermédiaire entre la vie et la mort. Virgile le met d'ailleurs en scène lors de l'épisode où Enée parvient au « vestibule » des enfers et y découvre un spectacle terrifiant : des cohortes de défunts qui se ruent sur Charon car lui seul peut les conduire jusqu’à l'autre rive du Styx, véritable frontière entre le monde des Vivants et le séjour des Morts. La Sybille explique alors à Enée que « Toute cette foule, que tu vois, est sans assistance et sans sépulture ; ce passeur là-bas, c'est Charon ; ceux que l'onde porte ont été ensevelis. Il ne lui est point permis de faire passer aux morts ces rives horribles et ces flots rauques avant que leurs ossements n'aient trouvé la paix du tombeau. Pendant cent ans ils errent et volettent autour de ces bords. » (Livre VI de l'Énéide). Ces âmes tourmentées qui hantent les enfers ne trouveront le repos qu'au bout de longues années de souffrance, à défaut d'avoir pu payer leur passage par l'obole. Jerry sera d'ailleurs particulièrement horrifié par ses morts qui constituent bien malgré eux des passerelles vers les différents lieux de l'enfer.
« - Le pont...le pont gémit.
- Seulement parce qu'on a pas payé le passage. »
Conclusion : La catabase, ce voyage existentielle
« il n'y a qu'une blague à laquelle on peut vraiment rire, et c'est l'existence. »
En conclusion, Morrison s’accapare grâce à son Kid Eternity les récits et les concepts des grands auteurs antiques, s'inscrivant dans la continuité de ses récits emprunts d'épreuves et de révélations. La descente aux enfers des deux héros sera l'occasion pour eux de mettre à jour une vérité alors insoupçonnée, d'enfin faire éclaté une mascarade qui dure depuis les années 40. Kid découvrira ainsi à la fin du récit que le paradis n'a jamais existé et qu'il n'y a tout bonnement jamais été, même en 1942. Qu'il s'agissait d'un paradis « factice », élaboré sur la vision naïve que s'en fait un enfant, construit en enfer afin de le manipuler. Comme si l'auteur désirait nous rappeler que lorsque nous mourrons, il n'y a pas de jugement mais uniquement l'enfer, dans la plus pure tradition grecque. Renvoyant ce « paradis » aux Champs Elysées antiques, à savoir un ajout tardif et naïf pour celles et ceux qui n'ont pas le courage de faire face à la mort.
Ce sera donc à Kid et Jerry de briser ce lieu factice créé par les « seigneurs du chaos ». Le but ultime de ces êtres trompeurs et hostiles étant d'abolir toute dichotomie de notre monde, exit donc le bien et le mal, l'objectif et le subjectif, l'ordre et le chaos, l'enfer et le paradis… et enfin exit donc le vrai et le faux ! Une idée au final vertueuse, Morrison inversant totalement les méchants présumés et les gentils suspectés en fin de volume pour nous expliquer que ces concepts valent mieux qu'un simple manichéisme comme pouvait nous en livrer les comics d'antan.
C'est par l'abolition de cette distinction entre le vrai et le faux que le récit de Morrison peut prendre forme, symbolisé par l'utilisation qu'il fait des légendes urbaines, ces histoires dont on ne sait plus si elles sont vraies ou fausses, à l'instar de certains souvenirs d'enfance. Kid découvre alors que le monde qu'il a connu pendant tout ce temps n'était qu'une aberration simplifiée de concepts beaucoup plus complexes et que chaque être vivant doit entreprendre ce voyage existentiel afin de cerner le véritable sens de son existence et la véritable mission qu'il doit accomplir.
Les sources
http://www.dcplanet.fr/158978-review-vf-kid-eternity
http://www.senscritique.com/bd/Kid_Eternity/13423981
http://www.senscritique.com/bd/Kid_Eternity/critique/60278415
http://bdzoom.com/90026/comic-books/%C2%AB-kid-eternity-%C2%BB-par-duncan-fegredo-et-grant-morrison/
http://artemusdada.blogspot.be/2015/09/kid-eternity-vue-au-travers-du-lectorat.html
http://gotomars.free.fr/kid_eternity.html
http://publikart.net/kid-eternity-comics/#
http://www.lapetitebulle.fr/?p=2154
http://www.librairiemonet.com/livre.php?lid=2294
http://www.daily-books.com/kid-eternity
http://www.toutenbd.com/critiques/article/kid-eternity
http://linfotoutcourt.com/critique-comics-kid-eternity/
http://www.babelio.com/livres/Fegredo-Kid-Eternity/787515
http://bulles-et-onomatopees.blogspot.be/2015/10/kid-eternity.html
http://www.freneticarts.com/rbd/critique.php?ID=3244
http://grozouland.free.fr/LATIN5/Enfers.html
Merci.
Retrouvez l'article original ici agrémenté d'illustrations.
Créée
le 4 déc. 2015
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