Kazuo Umezu, si ce grand nom du manga trônant aux côtés d’un Osamu Tezuka ne vous dit rien, c’est avec joie que je serais votre guide. Cet immense artiste est au manga d’horreur ce que les Frères Lumière sont au cinéma. Véritable pionnier, il a également exploré les registres du drame et de l’humour, mais c’est avec L’École emportée qu’il a atteint le sommet de son art.
C’est avec colère que le jeune Shô quitte sa maison en criant sur sa mère. Sur le chemin de l’école, il est loin de se douter du destin funeste qui l’attend, lui et ses camarades. En effet, une fois arrivé à l’établissement, un violent tremblement de terre se fait sentir. Le bâtiment et ses habitants sont soudainement téléportés dans un autre monde. L’établissement, désormais situé au milieu d’un désert mystérieux, devient le théâtre de la peur, de la folie et de découvertes de plus en plus horribles.
Dans ce contexte, nous suivons Shô et ses camarades, qui tentent de survivre. En parallèle, la mère de Shô est persuadée que la grande fosse qui a remplacé l’école n’est pas due à une simple explosion et que son fils est toujours en vie quelque part...
Nous sommes invités à suivre le terrible destin de ces écoliers, tous plus intéressants les uns que les autres. Bien que le casting soit composé à 99 % d’enfants, ils sont clairement pensés pour refléter les adultes que nous sommes. On retrouve dans ces petits personnages de nombreuses facettes de l’humanité. Le fait d’imposer un tel univers à des enfants rend l’histoire bien plus dramatique. Qu’ils agissent de façon déraisonnée ou totalement consciente, ils sont globalement touchants. Ils protègent leurs petits frères, agressent ceux qui ont des opinions divergentes, développent des croyances pour se sortir de leur situation cruelle… Avec ces jeunes, l’auteur nous propose une satire de la politique. Les enfants tentent de s’organiser pour survivre, mais ces tentatives mènent souvent à des problèmes moraux et sociaux fascinants.
En parcourant l’intégralité de l’œuvre, on se rend compte de l’attention portée aux détails dans le déroulement des événements. Ces enfants, mystérieusement téléportés dans un désert, sont confrontés à une multitude de choix pour s’en sortir. Mais après quelques explorations et tentatives, le cadre se resserre sur les personnages. Comme dans la pièce Rhinocéros d’Eugène Ionesco, la mise en scène réduit l’espace dans lequel évoluent nos héros, rendant la lecture de plus en plus angoissante et les possibilités d’évasion de plus en plus limitées.
C’est grâce à cette mise en scène diablement efficace que l’œuvre puise toute sa richesse. Mais le scénario n’est pas en reste. Son rythme effréné expose toutes les facettes de l’histoire. Les héros subissent leur environnement, souvent assaillis par de nouveaux éléments perturbateurs avant même d’avoir résolu les précédents. Les problèmes sociaux viennent s’ajouter à ces situations déjà terrifiantes : une mystérieuse maladie, le manque de ressources, une faune et une flore inadaptées, ainsi que l’apparition de créatures au design épouvantable.
En parlant du design des créatures, il faut également saluer le style de dessin de l’auteur, qui n’a pas pris une ride. Certains pourront reprocher à Kazuo Umezu de manquer de renouvellement dans la création de ses personnages, car d’une œuvre à l’autre, on retrouve beaucoup de similitudes. Mais, comme pour Junji Ito, ces deux maîtres de l’horreur peuvent se targuer d’avoir un style de dessin qui leur est propre et d’avoir eu une carrière des plus prolifiques. En plus des mangas, ils ont également dessiné plusieurs histoires courtes, ce qui excuse en partie la répétition de certains motifs.
Pour revenir une dernière fois sur l’aspect graphique de l’œuvre, il faut admettre que jamais Kazuo Umezu n’a proposé une œuvre aussi maîtrisée. Son style, dépeignant des scènes souvent très sombres, s’adapte parfaitement à cet univers désertique. Avec un ciel couvert en permanence et des espaces souvent confinés, le lecteur se sent oppressé, et le format du manga n’y est pas pour rien. Cette lecture n’est possible qu’au format A3, contrairement aux autres œuvres de l’auteur, qui ont déjà été rééditées en formats plus grands. Ici, ce choix de format renforce l’ambiance cauchemardesque de l’histoire.
On peut toutefois reprocher à l’œuvre quelques facilités scénaristiques. En effet, l’auteur se permet, sans explication, de rendre deux personnages télépathes. (et j'éviterai de trop en dire) Cependant, au milieu de tant de suspense et d’événements terrifiants, cela passe sans être trop choquant. N’oublions pas que L’École emportée s’inscrit dans le registre du fantastique et de l’horreur, où il n’est pas toujours nécessaire de tout expliquer. Comme le dit si bien Stephen King, ce serait contraire à la poésie de la peur. Cela dit, la fin peut sembler un peu facile et a divisé certains lecteurs.
Plus qu’un simple manga d’horreur aux qualités indéniables, L’École emportée est un objet fascinant. Publiée en 1972, l’œuvre de Kazuo Umezu semble puiser dans son enfance, marquée par la Seconde Guerre mondiale. Tout comme le cinéma de Kurosawa, cette œuvre inspire le plus grand respect. Parvenir à une telle qualité à une époque où le Japon se relevait difficilement d’un conflit est digne du miracle… ou plutôt du génie.
L’École emportée est l’un des plus grands classiques du manga, ni plus ni moins. C’est une œuvre à la fois cruelle et empreinte de naïveté. Avec l’élégance de sa narration, elle nous invite à revenir aux origines du manga entre deux tomes de Naruto. Une chose est certaine : cette histoire ne laisse personne indifférent, tant par son récit que par la manière dont elle est racontée. Composée de six tomes, cette saga se dévore rapidement, grâce au suspense et aux mystères maintenus jusqu’aux derniers instants. Avec la cruauté de ses événements, ce manga n’est pas à mettre entre toutes les mains, mais il s’agit d’un classique trop peu connu qu’il faut absolument lire.
J’ai fait de mon mieux pour vous en dire le minimum tout en vous donnant envie de découvrir ce chef-d’œuvre. Il est d’ailleurs encore disponible chez vos libraires, aux éditions Glénat.
Edit; un mot sur la nouvelle édition:
J'avais vendu toute ma collection et quand j'ai vu que je pouvais me reprocurer le manga, dans une meilleure édition, bien plus grande... C'est un gros plaisir que j'ai à me replonger dans le cauchemars et bien que le premier tome est encore un peu long à introduire le tous, c'est toujours un chef d'oeuvre.