Dans la lignée de Terre de rêves, de L'Orme du Caucase, et peut-être plus encore du Gourmet solitaire, Taniguchi nous emmène dans le sillage d'un homme ordinaire. Quoique... Est-il si ordinaire que cela, cet homme marié, qui travaille, mais qui prend le temps de vivre, dont les déambulations quotidiennes vont à contre-courant du mode de vie des salary men qui fut un temps glorifié (car on voit bien aujourd'hui à travers les films de Kore-eda, par exemple, que ce mode de vie est loin d'être un modèle pour tous) ? Cet homme-là sait profiter d'un rien, regarder autour de lui, s'émerveiller d'une bagatelle.
Le seul défaut que j'ai trouvé à cet album, tout en poésie subtile de la vie ordinaire, c'est le style très classique de Taniguchi. Que ce soit dans son découpage, dans sa mise en page, dans son dessin très minutieux, dans l'utilisation du noir et blanc, tout est très lisse, trop lisse. J'aurais aimé voir Taniguchi sortir de sa zone de confort et se laisser aller, à l'image de son personnage. Bon, ce style, c'est aussi ce que beaucoup de lecteurs aiment chez lui et qui ne me plaît jamais tout à fait dans ses albums, mais j'ai fini par m'y habituer...
Revenons donc à notre personnage d'homme qui marche. le temps qu'il prend, il le met à profit pour regarder, littéralement, la vie autrement : ainsi la paire de lunettes cassée deviendra pour lui devient le moyen de voir ceux et ce qui l'entoure d'une façon complètement nouvelle. Il y a même quelque chose de transgressif dans la démarche de cet homme dont on ne sait quasiment rien, sinon qu'il vient de déménager et que lui et sa femme vont adopter le chien abandonné par les anciens propriétaires (car Taniguchi tient à rappeler de temps à autre de quelle façon les êtres humains traitent leurs animaux de compagnie). Non seulement il ne passe pas sa vie à courir, non seulement il marche au lieu de passer des heures au volant, non seulement il apprend à regarder, mais il peut aussi, sans crier gare, en rentrant de promenade, décider d'aller se baigner de nuit dans un piscine fermée au public - alors que les Japonais sont très stricts sur l'observance des lois, rappelons-le.
Baignade nocturne, coquillage trouvé dans le jardin et rendu à la mer, lunettes de bric et de broc, maison pour oiseau réparée, promenade tranquille sous une averse, promenade avec son chien pieds nus dans l'eau, rencontre cocasse avec une poule sur une palissade, course effrénée pour monter les escaliers d'un immeuble : notre personnage retrouve, dans ses déambulations et péripéties du quotidien, petit à petit, jour après jour, un petit brin d'enfance.