La Chenille
7.5
La Chenille

Manga de Suehiro Maruo (2009)

Critique initialement publiée sur mon blog : http://nebalestuncon.over-blog.com/2018/03/la-chambre-rouge-d-edogawa-ranpo/la-chenille-de-maruo-suehiro-et-edogawa-ranpo.html


Critique conjointe avec La Chambre rouge d'Edogawa Ranpo.


Je poursuis ma découverte des œuvres d’Edogawa Ranpo, cette fois avec un bref recueil de nouvelles – même si ce que j’en avais lu jusqu’alors n’était clairement pas du genre à s’étendre inconsidérément. Toutefois, au-delà de cette question de format, je relève aussi que La Chambre rouge est également une bonne occasion de se pencher sur le versant eroguro de l’auteur, registre dont on en a fait le maître voire l’initiateur, mais c’était une dimension relativement discrète de mes lectures antérieures, privilégiant le policier bizarre, éventuellement épicé certes d’une pincée de perversion ; mais, ici, tout spécialement avec la nouvelle « La Chenille », qui ouvre le bal, c’est du frontal – comme en témoigne l’adaptation BD de ladite nouvelle par Maruo Suehiro, fan d’Edogawa Ranpo devant l’éternel, et qui y revient ici après notamment L’Île panorama… pour un résultat bluffant : j’avais jusqu’à présent bien aimé ce que j’avais lu de Maruo, mais sans jamais être véritablement enthousiaste – or, cette fois, si !


« La Chenille », la nouvelle d’Edogawa Ranpo, a tout d’une étape séminale du registre eroguro. N’en déplaise à l’habillage du recueil La Chambre rouge, et plus largement de cette série des œuvres du premier grand maître du récit policier japonais, « La Chenille » n’a absolument rien d’un policier – il n’y a pas même à cet égard la vague ambiguïté (un peu artificielle par ailleurs) de courts romans tels que L’Île panorama ou La Bête aveugle. La nouvelle met en scène un couple bien singulier : le prometteur lieutenant Sunaga est revenu estropié de la guerre russo-japonaise – il est maintenant un homme-tronc, et défiguré, incapable d’entendre comme de parler, incapable de faire quoi que ce soit sans l’assistance de sa femme Tokiko. C’est elle qui constitue notre point de vue – l’épouse dévouée, hypocritement célébrée pour sa vaillance par un entourage réduit à peau de chagrin. Mais la souffrance de Tokiko se mue petit à petit en une forme de délectation au spectacle de la souffrance de son époux – sa position de supériorité lui autorise tous les sadismes. En même temps, les époux, au-delà de l’artifice du crayon en bouche pour dessiner quelques lettres mal assurées sur un bout de papier, ne peuvent plus guère communiquer qu’au travers d’une sexualité bestiale. La folie guette, et Tokiko a les pleins-pouvoirs…


C’est une nouvelle brillante – très noire, très dérangeante ; le malaise suinte littéralement de ces quelques pages, qui ont choqué en leur temps (les militaires, tout spécialement, n’appréciaient pas, on s’en doute), et conservent de quoi choquer aujourd’hui encore. La situation grotesque décrite par Edogawa Ranpo est compensée par la subtilité du portrait psychologique de Tokiko – qu’elle permet et justifie, en même temps. Difficile de rester indifférent face à cette scène outrancière et répugnante, qui noue le ventre… et ceci alors même que, sous la souffrance et la perversion, il demeure peut-être quelque chose de l’amour ?


L’adaptation en BD par Maruo, disponible dans une très belle édition au Lézard Noir, est brillante à son tour – voire plus que cela. Donnant davantage d’ampleur au court récit d’Edogawa Ranpo, le dessinateur, de son trait sûr et fin, et au fil de compositions parfaites, dresse, au-delà de la scène réitérée fondant le récit, abordée de manière frontale, aussi bien un tableau réaliste et fouillé du Japon de la fin de Meiji (puis peut-être de Taishô), qu’un portrait psychologique approfondi et subtil de Tokiko. La BD est beaucoup plus explicite que la nouvelle, aussi – mais le médium y est sans doute pour quelque chose ; encore que, pour le coup, le caractère ouvertement pornographique de la BD tranche sur la relative « propreté » des œuvres finalement sages de Maruo que j’avais pu lire jusqu’alors, tout particulièrement L’Île panorama et L’Enfer en bouteille. Là aussi, le dessinateur en rajoute sur le texte initial, mais avec pertinence – notamment en inscrivant ses fantasmes dans le contexte culturel de l’époque, ainsi de la dégustation de bananes… À vrai dire, ces déviances participent de l’arrière-plan fouillé de l’adaptation, au même titre que les nombreuses allusions à la poésie ou aux spectacles populaires de ce temps, voire, pourquoi pas, aux publicités « modernes » qui parasitent les pages au même degré que la vaine et et d’autant plus répugnante propagande militaire, dont le terrible aboutissement perce à l’horizon – ce ne sont pas là des choses si différentes (Edogawa Ranpo se défendait, plus ou moins sincèrement, d’avoir écrit une nouvelle politique, mais je tends à croire que la BD l’est bien davantage). Et, bien sûr, l’ensemble est visuellement splendide : Maruo y retrouve la maestria de sa précédente adaptation d’Edogawa Ranpo, L’Île panorama (je ne parle que de ce que j’ai lu...), et va peut-être même au-delà – aussi parce que l’érotisme fondamentalement pervers et le tableau méticuleusement gore du récit lui permettent d’aller au bout de ses délires, le meilleur hommage que l’on puisse rendre à ce texte séminal du registre eroguro. C’est pour ainsi dire parfait : cette fois, oui, j’ai été plus que convaincu par le travail de Maruo.


Le recueil La Chambre rouge comprend toutefois quatre autres nouvelles, que l’on aurait bien tort de remiser de côté. Deux sont très bonnes, et valent bien « La Chenille », chacune dans son registre : « La Chaise humaine », et « La Chambre rouge ». « La Chaise humaine » est une nouvelle totalement surréaliste, absurde, absolument incroyable – et pourtant très bonne. Si elle revêt davantage des atours policiers, c’est sur un mode essentiellement pervers, où la délectation pour les crimes incongrus et les fantasmes les plus sordides l’emporte largement sur la mécanique bien huilée des enquêtes à résoudre, hors de propos ; on peut penser à La Bête aveugle. Ici, un homme a conçu un fauteuil dans lequel il peut se dissimuler au nez de tous ; l’artifice est d’abord supposé lui permettre de commettre des vols, mais le hideux ouvrier découvre bientôt que sa machine lui permet aussi de se repaître du contact charnel avec de jolies femmes, qui ne s’en rendent absolument pas compte ! Une expérience qu’il lui faut communiquer... à une femme. La folie absolue de ce récit participe bizarrement de sa réussite – mais aussi ses ultimes twists, qui parviennent à être inventifs dans le fond alors même qu’ils ont quelque chose de très mécanique dans le principe, pour le coup un trait commun à toutes ces nouvelles ; chose appréciable, ces ultimes astuces participent souvent, comme ici, d’une forme savoureuse de mise en abyme pouvant évoquer le très chouette court roman La Proie et l’ombre.


Ce qui se vérifie en tous points avec l’autre grande réussite du recueil : « La Chambre rouge ». Même si ce n’est pas sans poser problème : le lecteur un peu formaté, si les récits ne le sont pas nécessairement, voit arriver la chute (ou presque, car Edogawa Ranpo a littéralement plus d’un tour dans son sac) ; mais qu’importe, au fond – l’art du récit est là, et cet orateur tout juste introduit dans un cercle d’esthètes de la décadence, et qui révèle à ses confrères comment il a accompli quatre-vingt-dix-neuf meurtres parfaits, mais d’un genre bien singulier, fascine, répugne, réjouit et ravit. C’est très habile, bourré d’idées – presque trop ? Je ne le pense pas pour ma part, mais, dans la brève présentation du texte, l’auteur explique qu’on avait parfois trouvé dommage qu’il mette autant de bonnes idées dans un seul récit…


Les deux nouvelles restantes sont un bon cran en dessous, si elles demeurent d’une lecture agréable ; c’est surtout qu’il s’agit de récits moins matures, parmi les premiers publiés par l’auteur, et cela se sent. « Deux Vies cachées » (sans doute une erreur dans le titre français dans cette édition, il faudrait lire « Deux Vies gâchées »…) est une variation sur le crime commis en état de somnambulisme ; nous savons d’emblée que l’auteur entend retourner les clichés liés à ce thème, aussi voyons-nous très vite où il veut en venir, même s'il complique utilement son propos avec un second twist, lui aussi éminemment prévisible, mais qui convainc bien davantage, en rendant plus subtile la psychologie des protagonistes, jusqu’à une conclusion où, de manière finalement assez étrange, une forme de perversion resurgit à bon droit – noter au passage que cette nouvelle également, antérieure de cinq ans à « La Chenille », figure un « héros » rentré estropié de la guerre, même si pas dans les mêmes proportions que le lieutenant Sunaga.


Reste enfin « La Pièce de deux sens », qui fut en 1923 la première nouvelle publiée par Edogawa Ranpo, et dans laquelle il ne fait certes pas mentir son pseudonyme, empruntant ouvertement aux œuvres d’Edgar Allan Poe, notamment « Le Scarabée d’or » et « La Lettre volée ». C’est un récit très tortueux, passablement puéril sans doute (car débordant d’idées très juvéniles), d’autant qu’il s’avère en définitive parfaitement futile – pourtant, ce dernier caractère contribue en fait à rendre la nouvelle plus sympathique ; c’est, littéralement, une blague… mais les blagues peuvent être douloureuses : à la fin du divertissement pointe quelque chose de plus subtil au plan psychologique, peut-être annonciateur de l’oeuvre à venir ?


Un bon recueil, donc – voire très bon, peut-être même plus encore. Mes premières lectures d’Edogawa Ranpo m’avaient régulièrement laissé un peu sceptique, mais j’ai l’impression que, plus je le lis, et plus je suis charmé. Je ne sais pas s’il en va de même pour les BD de Maruo Suehiro, mais La Chenille en tout cas est une splendide réussite, qui vaut largement le détour. Autant dire que je n’en ai pas fini, ni avec l’un, ni avec l’autre.

Nébal
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le 17 mars 2018

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