Tu m'as l'air très apétissante...
J'ai beaucoup cherché ce livre, j'en ai fait des librairies avant de le trouver, et je dois malgré tout dire que, même si j'ai aimé dans l'ensemble, j'en ressors un poil déçu.Pourquoi...
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le 31 août 2022
Critique initialement publiée sur mon blog : http://nebalestuncon.over-blog.com/2017/01/la-femme-serpent-de-kazuo-umezu.html
UN SHÔJO D'HORREUR ESSENTIEL
Tiens, pour une fois, en causant manga, je fais dans l’actualité… enfin, au regard des publications françaises, hein.
La Femme-Serpent, qui est donc paru tout récemment, est le troisième recueil de Kazuo Umezu à être publié au Lézard Noir, après La Maison aux insectes et Le Vœu maudit (d’autres œuvres de l’auteur sont publiées ailleurs, et notamment sa plus célèbre série, L’École emportée, qu’il faudra bien que je lise un jour). Or La Maison aux insectes, tout particulièrement, m’avait fait une très forte impression – œuvre séminale, d’une intense originalité, et riche d’audaces tant graphiques que narratives, aux sources du manga d’horreur moderne, dont Kazuo Umezu est systématiquement présenté comme étant l’initiateur.
Mais plus encore avec une œuvre antérieure, en fait… Dans sa préface à La Maison aux insectes, le fameux réalisateur (qu’il faut encore que je « m’approprie », certes) Kiyoshi Kurosawa s’étendait tout particulièrement sur le choc produit, quand il était enfant, par une BD de Kazuo Umezu, alors tout jeune auteur (eh, c’était il y a cinquante ans, tout de même ! En 1965, très concrètement), BD titrée « J’ai peur de maman », et diffusée dans une revue destinée aux petites filles, selon la classification japonaise des mangas en fonction du public cible : c’était donc un shôjo, et la revue affichait cette orientation sans la moindre ambiguïté, s’intitulant Shôjo Friend (les deux précédents recueils du Lézard Noir, pour autant, n’étaient pas des shôjo, ou seulement par la bande – avec le court récit « Le Jeûne » dans Le Vœu maudit –, même si l’on pouvait y sentir une certaine influence, et surtout dans La Maison aux insectes, mettant l’accent sur les personnages féminins ; mais globalement, sauf erreur, il n’y avait guère plus de shônen, « pour jeunes garçons », même si un peu dans le second recueil, et on visait plutôt la catégorie seinen, « pour jeunes adultes » ; il faut cependant mettre en avant « Le Serpent », BD de 1975 figurant dans Le Vœu maudit, qui est forcément un écho des BD de dix ans antérieures du présent volume, mais dans une optique cette fois plus shônen que shôjo).
Mais ce shôjo a eu un effet peu ou prou traumatique, dont bien d’autres sources que le seul Kiyoshi Kurosawa qui en témoignait ici : les petites filles étaient littéralement terrifiées par ce qu’on leur faisait lire, mais elles en redemandaient – c’était la découverte de ce qu’avoir peur peut être divertissant (dont témoigne cette fois la romancière Hitomi Kanehara dans sa postface au présent volume… que, euh, je ne vais pas évoquer plus en détail, dans la mesure où elle se mue très vite en un délire scatologique dont je ne vois pas bien le propos) ; les petits garçons qui, dans la cour de l’école, empruntaient volontiers les magazines de leurs copines, étaient tout aussi terrifiés par cette lecture hors-normes… Et, chez nos petites têtes en fait pas vraiment blondes pour le coup, filles ou garçons, ça a suscité des vocations.
« J’ai peur de maman », et ses suites, puisque suite il y a eu, est un moment clef de l’histoire du manga (ça se vérifie çà et là, j’ai par exemple jeté un œil à ce qu’en disait Karyn Nishimura-Poupée dans son Histoire du manga, qu'il me faudra bien lire prochainement). Avant cette BD, on trouvait déjà des shôjo orientés « mystère », et même éventuellement « épouvante » ; en fait, c’était déjà un genre classique du registre, une subdivision commune du shôjo, même si peut-être un peu moins pratiqué que d’autres, visant davantage la romance ou la comédie. Mais quand Kazuo Umezu a livré « J’ai peur de maman » à Shôjo Friend, en 1965, il a pourtant peu ou prou suscité un nouveau genre, et même le manga d’horreur moderne, dépassant les catégories shôjo et compagnie, en raison de l’intensité de son récit – qui allait sans doute bien plus loin dans l’horreur que tout ce qui précédait.
UNE (DES) HÉROÏNE(S) DE SHÔJO
La BD n’en respecte pas moins des codes shôjo, qui peuvent être très déconcertants pour un public occidental qui n’en a pas l’habitude… Un béotien dans mon genre, tout particulièrement.
Graphiquement, cette dimension s’exprime surtout dans le personnage principal, systématiquement, et comme de juste, une petite fille – une écolière, vraiment pré-pubère.
À la différence de ce qui se produisait dans les deux précédents recueils du Lézard Noir, reprenant des histoires courtes sans lien entre elles, ici, les trois BD au programme de ce recueil par ailleurs plus long que les précédents (d’une bonne centaine de pages), se suivent et forment un tout. Dans les deux premières, « J’ai peur de maman » et « La Fillette tachetée », nous suivons donc la même héroïne, la petite Yumiko, et les deux BD sont directement liées, la seconde étant la suite peu ou prou immédiate de la première ; c’est un peu différent concernant la troisième histoire, qui est aussi la plus longue, « La Fillette-serpent », mais le lien est bien là ; sans doute vaut-il mieux que je n’en dise pas davantage ici…
Mais je parlais donc des codes graphiques du shôjo, tout particulièrement focalisés sur l’héroïne. Yumiko – tenons-nous-en à elle pour l’heure, mais il en va de même pour ses copines de même âge – est une sorte de poupée, aux formes naïves autant qu’invraisemblables ; ses membres longs et fins témoignent de sa fragilité, mais ce qui frappe avant tout, c’est sa tête, énorme – bien éloignée des proportions naturelles, mais délibérément, donc : une tête toute ronde, mangée par d’immenses yeux à la fois noirs et brillants (systématiquement – ou presque : à vrai dire, c’est mauvais signe quand ce n’est pas le cas…), et tout ronds également – ainsi que sa bouche, plus qu’à son tour ouverte sur un cri d’horreur ou de surprise ; et une abondante et ravissante chevelure noire par-dessus – peut-être la seule chose qui la distingue, disons, d’une Candy : autrement, c’est vraiment ça.
DES CRAINTES…
Je dois avouer qu’au premier contact, j’ai fortement redouté que cela ne passe pas – que ces codes envahissants nuisent à l’intérêt du récit pour un lecteur tel que moi, non japonais, par ailleurs mâle, et adulte (si, si)…
D’autant qu’en France nous ne sommes donc pas très portés à associer petites filles et horreur. C’est peu dire : si l’association est semble-t-il marquée au Japon, elle a peut-être quelque chose d’une totale invraisemblance dans l’hexagone – et le décalage que cela produit peut légitimement déconcerter.
MAIS PAS DU TOUT !
Mais il faut bien comprendre que l’horreur de Kazuo Umezu est intense ; l’auteur n’use vraiment pas de la petite cuillère avec ses jeunes lectrices… Cette BD est vraiment cauchemardesque. Ça ne se contente pas de faire « frissonner », comme généralement « l’épouvante » de littérature « jeunesse » en France, destinée à des écoliers (plus que des écolières ?) ou peut-être des pré-adolescents, et personne au-delà… Non, ça fait peur – vraiment peur – et peut-être même au point de traumatiser, les témoignages évoqués plus haut vont dans ce sens. Et il faut associer à cette peur intense et de tous les instants un très fort sentiment de désespoir…
Et, du coup, ces codes, pour être marqués, n’ont en rien nui à mon plaisir de lecture – dans le fond, mais aussi très vite dans la forme.
LE DESSIN
Parce que, pour s’en tenir encore à la dimension graphique de la BD, si ces fillettes sont donc très naïvement shôjo dans leur figuration, tout le reste dépasse ces codes.
Les « monstres », dans cette BD, sont donc autant d’avatars de la femme-serpent, avec une bonne dose de folklore façon yôkai et qui a forcément ses implications en matière de représentation, mais, si cette dernière a quelque chose de « naïf » par certains aspects, je ne le nie pas, l’effet est pourtant rapidement tout autre – et, notamment, ce sourire inhumain et bien trop large, par ailleurs en forme de rictus sadique permanent à la façon du Joker dans Batman, devient bientôt un véhicule très efficace de l’horreur, et tout autant du malaise. Et si l’on sourit (peut-être, même pas sûr…) aux toutes premières occurrences, c’est bientôt la peur qui devient la réaction essentielle – épidermique aussi, mais cela fait sens – du lecteur (ou de la petite lectrice).
Mais il y a aussi tout le reste : les décors, et les mille et une astuces de l’auteur pour figurer l’action autant que la peur. Là, Umezu, déjà en 1965 et dans ce cadre de publication bien particulier, fait preuve d’un goût prononcé pour l’utilisation du noir en grands aplats bien vus, et qui tranche sur la naïveté des personnages qui s’y inscrivent – mais pour le mieux, et jusqu’à susciter un ensemble en fait étrangement cohérent.
DIFFÉRENTES FACETTES DE LA PEUR
La forme, donc, m’a convaincu bien au-delà de mes craintes quant à la dimension shôjo de la bande dessinée. Mais il en va de même pour le fond.
Sans doute êtes-vous persuadés, ainsi que moi-même à l’origine, qu’une BD pour fillettes de 1965 ne peut pas avoir grand-chose de bien terrifiant. Ça paraîtrait sensé…
Mais détrompez-vous – ainsi que je me suis somme toute vite détrompé moi-même à cette lecture. La Femme-serpent est donc vraiment (oui, je me répète, je sais…) une BD cauchemardesque. En fait, de ce que j’ai lu pour l’heure de Kazuo Umezu (dans La Maison aux insectes et Le Vœu maudit, donc, et qui m’avaient beaucoup plu dans l’ensemble), La Femme-serpent est peut-être bien l’album où la peur se fait la plus viscérale, et le cauchemar le plus intense, absolument sans compromis…
Ce n’est pas ma maman !
Il y a certes une dimension attendue de l’épouvante, ici – mais qui n’en est pas moins habile. Elle apparaît dès le titre de la première bande dessinée, celle qui a donc tout changé : « J’ai peur de maman ». Forcément, le plus intense véhicule de l’horreur, pour la petite fille, consiste à la figurer dans les êtres qui lui sont le plus chers – et au premier chef sa mère. Plus tard, il en ira de même de nombre de ses copines… et, à vrai dire, d’à peu près tout le monde autour d’elle.
Il y a donc un glissement insidieux, pervers à n’en pas douter mais aussi et surtout très bien vu, de l’horreur enfantine « classique », en contexte familial et sensible, sur la base de l’idée très commune « ma mère n’est pas vraiment ma mère », disons, vers quelque chose de bien plus global. Et, en fait d’horreur, cela m’a plutôt évoqué un auteur de SF… à savoir Philip K. Dick : la femme-serpent prenant la place de la mère, au-delà du folklore yôkai et des connotations associées au reptile, au Japon comme en Occident (sans doute pas tout à fait les mêmes, si la crainte est semble-t-il toujours présente), est en fait tout autant un « Père truqué ».
La paranoïa prend de l’ampleur
Et à mesure que la « contamination », puisque c’est bien de cela qu’il s’agit au bout d’un moment, se répand autour de l’héroïne, qui ne peut plus se fier à personne, l’horreur prend une dimension paranoïaque tout à fait bienvenue : sous cet angle, à supposer que les craintes de l’héroïne soient bien légitimes, la campagne des environs de Nagano, dans les Alpes japonaises, où la petite fille se retrouve isolée, vaut bien l’Innsmouth de Lovecraft (ou quelque film du genre « survival », avec des zombies, mais en notant que nous étions alors trois ans avant La Nuit des morts-vivants…).
Mais on peut aussi supposer (en fait, pas vraiment, mais cette ambiguïté est un jeu classique du fantastique, après tout) que la petite fille se trompe… Et si elle était folle ? Si ce délire autour des serpents partout autour d’elle n’était que cela – un délire ? Kazuo Umezu joue naturellement de cette carte, et avec talent – pour le coup, cela annonce en fait certaines de ses œuvres ultérieures, mêlant hystérie et paranoïa à base de réalités subjectives, ainsi dans La Maison aux insectes.
Le désespoir est de la partie
Mais, bien sûr, c’est ici que surgit cette sensation étouffante de désespoir dont je parlais plus haut – et qui seconde la peur avec brio. Le cauchemar semble ne pas avoir de fin – d’une manière ou d’une autre, tout ne peut qu’empirer, l’horreur ne lâchera pas l’héroïne (et le lecteur pas davantage), elle ne fera que s’accroître, et les quelques moments de répit entraperçus çà et là – via de faux « happy end » qui ont sans doute quelque chose d’un peu bancal à ce stade – ne sont que des illusions : la peur est toujours là, elle a toujours été là, elle sera toujours là (la conclusion de l'album semble bien aller dans ce sens).
L’intensité de la peur
Sur une base relativement attendue de ce à quoi pouvait ressembler un shôjo d’épouvante, Kazuo Umezu brille donc déjà en pervertissant les thèmes basiques pour en tirer l’essence de l’horreur pure, d’une manière assez ludique, et souvent fine par ailleurs. Il brille aussi, donc, par l’intensité qu’il procure à ces bases horrifiques – et, sans doute, cela contribuait déjà à le singulariser dans ce contexte de publication.
Mais il va en fait encore au-delà... et, donc, il ne fait pas de chichi : il n’aseptise rien au bénéfice des écolières qui sont censées le lire – et à raison : elles en redemanderont, après tout…
La peur, la violence, et les censeurs
La BD exprime ainsi l’horreur d’une manière peut-être plus étonnante encore pour un lecteur français (ou plus globalement occidental), habitué à ce que la moindre violence un tant soit peu marquée suffise, aux yeux des censeurs et pères la pudeur, à déclasser un livre ou un film : c’est violent ? Donc ce n’est pas pour toi, mon enfant… Et si ça fait peur ? Même chose, mon petit... Encore que, passé les premiers cris d’orfraie, la diffusion des mangas en France, vers la fin des années 1980 et le début des années 1990, a sans doute à terme quelque peu changé la donne.
Mais, un peu avant l’époque de la publication originelle de ces BD au Japon, c’était, aux États-Unis, la chasse aux sorcières (si j’ose dire) d’un Fredric Wertham et de bien d’autres, qui avaient eu raison notamment des Tales from the Crypt (revenir sur cette BD, justement, serait sans doute du plus grand intérêt pour apprécier, globalement, la BD d’horreur dans son rapport avec ses éventuellement jeunes lecteurs) ; en résulta la Comics Code Authority, dont le « label » garantissait des BD sans violence (et autres thèmes dérangeants le cas échéant, comme la drogue, par exemple) : les comics de l’époque, à la lisière du « Silver Age », en resteraient marqués pour un temps non négligeable…
En France, ce n’était certes pas mieux – voire pire ? Il fallait composer avec l’héritage de l’alliance entre catholiques et communistes, les deux tendances censément opposées s’étant associées au nom de l’intérêt supérieur de la morale : il en résultait une règlementation stricte des « publications destinées à la jeunesse », dont les effets pervers dureraient un bon moment, là encore, et parfois de manière très inattendue, d’ailleurs.
Je me souviens que, quand j’étais gamin, je lisais régulièrement des Buck Danny, ce genre de choses – surtout parce que mon frère était un grand fan de navions, avec donc toute la collec… Il y avait des « intégrales » avec un léger paratexte, lequel était revenu une fois sur cette question de la violence – pour un épisode, dans je ne sais plus quel album, où les personnages, dans une situation pas très buckdannyesque à la base, ont maille à partir avec une sorte de gros poulpe ; l’héritage de 20 000 Lieues sous les mers n’a pas tenu pour les censeurs, qui ont imposé de « refaire » cette scène, même en rien violente et somme toute très brève, parce qu’en l'état elle ferait sans doute « trop peur » à leurs chères petites têtes blondes… Ce qui serait mal, forcément ; personne n'oserait en douter...
Et là je n’ose imaginer la gueule qu’auraient tiré ces séides d’Anasthasie si on leur avait soumis La Femme-serpent. Mais, comme on dit chez les djeun’s anglophiles-tavu des rézosocio, sans doute aurait-ce été « priceless ».
Le sang, la douleur, la distorsion de la chair
Parce que tout cela, donc, est un bon milliard de fois plus horrifiant que Buck et ses partenaires aux prises avec un poulpe sur une demi-page. Et c’est aussi un peu plus violent…
Le Japon a sans doute un rapport très différent à la violence – ou du moins je le crois. Et cela transparaît dans cette BD.
Pour autant, n’exagérons rien : il ne s’agit pas de prétendre que la BD est gore, elle ne l’est pas (même si Kazuo Umezu, plus tard, tentera des choses dans ce goût-là, le recueil Le Vœu maudit en témoigne) ; elle comprend cependant une certaine dose de violence, qu’un lecteur français ne peut que trouver stupéfiante au regard du public cible de la BD. Mais les fillettes japonaises ne sont peut-être pas aussi impressionnables que les Françaises… ou différemment… à moins que les fillettes françaises ne soient pas aussi impressionnables que ce que les censeurs supposent ?
Quoi qu’il en soit, à l’occasion, le sang coule, et même ruisselle, et même en fout partout – et, je ne crois pas que ce soit un SPOILER (mais signalons-le au cas où ; sautez la fin du paragraphe si jamais), dans la mesure où la couverture (toujours aussi moche, hélas) le laisse supposer, Kazuo Umezu aime bien, ici, faire de vilaines choses avec les yeux… et, oui, l’énucléation, tout bonnement, est un thème, et plus qu’un thème, qui revient régulièrement.
Il faut y ajouter, comme dit plus haut, au registre de l’horreur graphique, les déformations du visage (surtout) de la femme-serpent puis de bien d’autres, qui sont à la fois naïves, iconiques, et non dépourvues d’un potentiel de terreur graphique devant le bizarre et l’impossible, qui s’exprime tout particulièrement dans de grandes cases où le hideux et ricanant faciès des monstres, en jaillissant en plein page ou presque, n’a absolument plus rien d’amusant… Leur sourire répugnant n’en est que plus cruel et menaçant.
La psyché torturée et le jeu sur les phobies
Mais il y a plus vicelard que la violence, ou même plus globalement l’horreur graphique : un jeu sur les phobies, très bien vu, et qui tétanise sans faire appel au sang, ou ce genre de choses, mais creuse au fond même de la psyché du lecteur (ou de la jeune lectrice d’abord, certes).
En faisant appel, le cas échéant, à la cruauté, ou même, autant le dire, au sadisme.
D’autres pathologies mentales ont pu être évoquées – comme la paranoïa ou l’hystérie, voir un peu plus haut. Mais, ici, intéressons-nous donc plus particulièrement aux phobies – car deux me paraissent d’une grande importance dans la BD, qui mérite qu’on la souligne.
L’herpétophobie, tout d’abord, est bien sûr de la partie, et Kazuo Umezu en joue, tout naturellement : outre les yôkaï d’apparence faussement humanoïde, et un beau spécimen (inévitable) de serpent géant, des serpents plus « classiques » sont régulièrement de la partie – et leur petitesse ne les rend pas moins effrayants, d’autant que leur venin est mortel ; il y a notamment une scène de sauvetage in extremis (ou bien… ?) qui gère remarquablement bien le suspense, avec une tension oppressante.
Il faut aussi mentionner ces maisons abandonnées où les serpents se comptent par milliers, qui rampent sans un bruit vers leur victime, ou submergent de leurs écailles la petite fille qui a eu le malheur de tomber dans leur nid… Je vous laisse, le cas échéant, la psychologie, éventuellement de comptoir, qui peut aller avec, mais le fait est que ça marche.
Mais une autre phobie joue un rôle essentiel dans la BD, plus inattendue, mais sans doute bien plus terrifiante – et c’est la claustrophobie. Kazuo Umezu joue ici souvent des espaces fermés – qu’il s’agisse d’une maison (que la victime en puissance verrouille elle-même, inconsciente de ce que la menace est déjà à l'intérieur...), ou d’une « cellule », en fait de chambre, dans un hôpital. Mais il y a pire – la terre elle-même… Ici, je ressens le besoin de SPOILER un chouia – alors sautez les deux paragraphes suivants, si vous voulez demeurer vierge de toute révélation intempestive…
Il y a donc un moment, dans la deuxième histoire, « La Fillette tachetée », où la petite héroïne est trahie par ses copines, en fait des fillettes-serpents, qui la trainent sous la maison de campagne des Alpes japonaises où elle s’est perdue, loin de toute aide (il y a classiquement un espace entre le plancher et la terre, c’est là qu’elles se rendent) ; là, les sadiques créatures ont creusé un trou, qu’elles présentent à l’héroïne comme devant être sa tombe – elles ont même préparé un poteau portant son nom, « Ci-gît Yumiko », qu’elles exhibent devant elle ! Elles la poussent dans le trou, et l’enterrent vivante – mais jusqu’au bout ! Au point où seule sa main jaillit encore de la terre, appelant muettement au secours, un secours bien improbable… Retranscrit comme ça, c’est sans doute bien moins fort que dans la BD ; mais je peux vous assurer qu’elle fait ici preuve d’une intensité dans le cauchemar, et donc aussi le désespoir, dont je n’ai pas beaucoup d’autres exemples en tête – alors, en plus, dans une BD pour écolières de 1965…
On trouve dans la BD d’autres scènes du même acabit – une autre, assez éprouvante elle aussi, figure dans la troisième histoire, « La Fillette-serpent » : l’héroïne (une autre, mais très semblable à la Yumiko des deux premières histoires, délibérément) est enfermée dans un cabanon ; aucune issue… ou plutôt, si, mais guère rassurante : il y a un tunnel qui s’enfonce sous terre – évocateur bien sûr d’un serpent, mais de taille colossale ! La petite fille s’y enfonce (littéralement), et le tunnel se resserre sans cesse – au bout d’un long moment, la frêle héroïne, qui redoute plus que jamais ce qui se trouvera forcément au bout du tunnel, sait cependant qu’elle n’a d’autre choix que de continuer, car le tunnel est bien trop étroit pour qu’elle puisse faire demi-tour… Le lecteur (ou la petite lectrice) sent alors le poids de la terre peser sur son dos, et l’atmosphère est plus oppressante que jamais – étouffante, même…
À QUOI L’ON RECONNAÎT UN SERPENT
La BD, au milieu de l’horreur, se mêle parfois d’autres aspects – à la limite du gag… L’humour et l’horreur peuvent faire très bon ménage, je ne vous apprends rien. C'est souvent dangereux, mais ça peut donner des choses très appréciables.
C’est peut-être une dimension qui ressort plus particulièrement des scènes décrivant les signes à quoi l’on reconnaît un serpent, mais avec une ambiguïté appréciable : faut-il rire, faut-il avoir peur ? En fait, la réponse n’est sans doute jamais totalement tranchée… Et ces scènes oscillent donc entre le burlesque et l’inquiétant, le cocasse et le dérangeant.
L’alimentation des serpents joue ici un grand rôle – et la femme-serpent est tout d’abord identifiée en raison de son goût pour les grenouilles… Yumiko, à sa requête, lui tend son manuel de sciences, et la femme affamée s’empresse d’arracher la page où figure une photo de grenouille, qu’elle dévorera plus tard ! La grenouille, dès lors, constituera un de ces « signes » qui reviendront sans cesse.
Un autre relève également de l’alimentation : le fait de gober des œufs. Les scènes de ce genre sont sans doute les plus amusantes – même si elles contiennent quelque chose de « déconcertant », tant cette manière de s’alimenter est radicalement non humaine…
Il y a d’autre de ces signes, qui, pour le coup, ne font plus du tout appel à l’humour. Ils ne relèvent pas forcément du seul comportement des serpents ; ainsi, la petite fille aveugle, parce qu'elle n'est pas trompée par ses yeux, sait très bien quand il y a un serpent dans la pièce...
Mais deux autres aspects à mentionner relève bien du comportement animal ; par exemple, le froid, que ne supportent pas les serpents – qui apprécient un bon feu, et redoutent les courants d’air et la neige…
Mais le plus important de ces signes est assez inattendu (ou du moins je n’en savais rien, et ne sais pas trop ce qu'il faut en penser...), et c’est l’intolérance des serpents à la nicotine : les héroïnes s’en « parfument » donc… et, surtout, l’amulette protectrice d’une des fillettes contient en fait une cache où elle a dissimulé de la nicotine. C’est un aspect très important de la deuxième histoire, où cette amulette joue un grand rôle – mais qu’est-ce donc qui est censé la protéger ? L’amulette elle-même, comme objet surnaturel, ou la substance toute naturelle qu’elle contient ? La BD semble donc s’orienter vers la deuxième solution ; en fait, la fin de la première histoire pouvait déjà donner l’impression d’une tentative (plus ou moins adroite, mais plutôt moins que plus…) de rationaliser le fantastique. Forcément, à la lueur des développements, cela ne tient guère… Le fantastique est bien là, il est même issu du folklore, et avec lui l’horreur.
TRÈS MESQUINES PETITES CRITIQUES DE RIEN DU TOUT – ET PEUT-ÊTRE MÊME PAS, EN FAIT
Ces « explications », semble-t-il abandonnées à la fin, ne sont donc clairement pas le point fort de la BD… et peut-être est-ce le moment d’envisager quelques points faibles ?
Oui, on peut sans doute y déceler çà et là quelques « défauts »… mais finalement pas grand-chose, et la sensation d’avoir lu un chef-d’œuvre l’emporte largement.
Que reprocher à La Femme-serpent, toutes choses égales par ailleurs ? Vraiment peu. Une fois que l’on s’est fait aux codes graphiques du shôjo, qui ne sont pas sans impact sur la narration – laquelle est bien, parfois, « naïve », mais c’est le personnage point de vue qui veut ça –, tout au plus me faut-il signaler que certains « répits » sont parfois incompréhensibles : les gamines passent des pages et des pages à hurler en fuyant la menace… et puis, tout à coup, dans le contexte familial notamment, elles font comme si de rien n’était, hop.
En fait, cela peut déboucher sur des scènes pas inintéressantes… Notamment concernant le rapport à la mère : la petite fille sait que « sa mère » est une femme-serpent, mais elle veut l’aimer quand même…
Et cela vaut bien au-delà des liens du sang : dans la troisième histoire, c’est dans un cadre d’adoption que cet aspect se développe – ce qui, en tant que tel, peut s’avérer touchant… d’autant que le portrait qui est alors fait de la femme-serpent, pour des raisons tout à fait censées qui apparaîtront en leur temps, est beaucoup moins unilatéral que précédemment. Qu’est-ce qui fait le monstre, au juste ? La femme-serpent peut-elle n’être rien d’autre qu’un monstre ?
Dans l’absolu, oui, c’est assez juste – et c’est une dimension qui fait sens dans le cadre de ce shôjo où la relation mère-fille joue un rôle central dès le début. Dans les faits, toutefois, cela ne marche pas vraiment… parce que l’horreur est telle, dans les scènes environnantes, que ce répit paraît impossible, qu’on ne voit pas comment la petite fille, qui sait toute l’horreur de la situation, pourrait bien en faire abstraction au nom d’une forme de compassion humaniste, même si l’on peut y avoir avant tout, de manière plus intime et resserrée, un bien légitime désir inassouvi d’affection…
JE SUIS UNE PETITE FILLE JAPONAISE
Dans un registre pas forcément si éloigné que cela, mêlant horreur et enfance, j’avais lu tout récemment L’Enfant insecte, manga de Hideshi Hino postérieur de dix ans à La Femme-serpent (soit 1975) ; la BD n’était certes pas mauvaise, mais ne m’avait pas emballé plus que ça…
La Femme-serpent, par contre, oui – et ô combien ! Contre toute attente, cette BD vieille de 50 ans et destinée à un lectorat de fillettes japonaises m’a passionné, fasciné, terrifié… à un point rare. La Maison aux insectes m’avait bluffé, et fait l’effet d’une forme de révélation – quelque temps après une BD bien plus tardive, mais constituant un époustouflant sommet du manga d’horreur, à savoir Spirale, de Junj Itô (fan revendiqué de Kazuo Umezu, ainsi que de Lovecraft). Mais La Femme-serpent se hisse sans peine à ce niveau – et le dépasse peut-être même !
C’est un vrai chef-d’œuvre – une BD qui compte, qui surprend, et qui fonctionne toujours, après toutes ces années et bien loin de son unique cœur de cible initial. Un grand merci au Lézard Noir pour cette publication, qui confirme encore un peu plus combien Kazuo Umezu est un authentique génie. J'en veux encore !
...
Qui, moi ?
Oui, moi.
Parce que je suis une petite fille japonaise, et ça me va très bien comme ça.
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Créée
le 8 janv. 2017
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