Au loin, il y a l'inconnu, terrible et incertain dont les gens n'osent pas parler. C'est "Là". Dave, lui, vit comme eux sur l'île "Ici", un lieu tranquille où règne uniformité et sécurité. Il habite dans une maison sans âme, écoute toujours "Eternal Flame" des Bangles (le même nombre de fois d'ailleurs). Il se lève, se couche aux même heures et a toujours des vêtements identiques pour aller au bureau. C'est une effroyable routine pareille à celle que vivent tous les habitants de "Ici". Mais un jour, Dave a beau se raser comme l'oblige cet endroit où les poils du visage sont interdits, sa barbe ne cesse de pousser et de pousser. Vitesse grand V. Comme "Ici" n'est pas un endroit qui tolère l'insolite, Dave va donc perdre son travail et ne sera pas autorisé à sortir de chez lui. Parce que les gens sont effrayés. Pourtant, ils seront assez curieux pour observer sa maison, voir ce qui s'y trame, créant ainsi rumeurs et fantasmes les plus indélicats. Pour arrêter cette barbe incontrôlable qui de jour en jour se veut de plus en plus gigantesque, on croisera politiciens, journalistes, scientifiques, policiers, militaires et, évidemment, coiffeurs.
Voilà mon résumé de cette histoire qui a évidemment pour thème la différence et la peur de l'autre. L'ensemble est traité avec humour et ironie, mis en avant par un dessin tout bonnement magnifique. Le crayon est rond et le monochrome semble aussi utilisé pour coller au plus près de ce monde monotone. Conte de fées à l'ambiance cinématographique, LA GIGANTESQUE BARBE DU MAL est impeccablement narré et conçu graphiquement de manière assez innovante et bluffante, loin du découpage auquel le lecteur lambda est le plus souvent habitué. Cette créativité ajoute une pointe de sophistication, voir de sens au propos. Les visées et les plans sont constamment variés, le texte ne se limite pas aux cases et l'ellipse devient dès lors physique. Les cadres sont quant à eux fait de formes étranges qu'ils font ainsi partie intégrante de l'environnement des personnages. Enfin, le champ-contrechamp, le travelling, le fondu, le zoom, le ralenti sont autant omniprésents que les plans fixes.
Le procédé n'est pas nouveau dans la bande dessinée, loin de là, mais Stephen Collins s'est appliqué à constamment utiliser les codes du roman graphique pour en faire un objet d'art. Parfois peut-être un peu trop. Car avec ces différents niveaux de lecture, et donc de rythme, l'exercice de style prend le pas sur un propos par instant guère passionnant. M'enfin, ne chipotons pas, il n'y a pas trop à réfléchir ou analyser car, grâce à ces mots et ces silences, LA GIGANTESQUE BARBE DU MAL n'est pas qu'une grande et sublime réussite visuelle : c'est un des excellents livres de l'année 2014 tout court.