Critique initialement publiée sur mon blog : http://nebalestuncon.over-blog.com/2018/03/lady-snowblood-l-integrale-de-kazuo-koike-et-kazuo-kamimura.html
L’argument promotionnel est… étonnant ? Ou pas : le manga qui a inspiré Kill Bill, vous dit-on ! Mouais… Semblerait que ce soit indirectement – Tarantino a surtout aimé les adaptations filmiques du présent manga, et retenu l’idée d’un rape and revenge (d’action, pas d’horreur) dans un cadre nipponisant … Bon, qu’importe : je n'ai de toute façon pas aimé Kill Bill, ce n’est donc pas ce qui m’a incité à l’achat de ce très gros volume (plus de 1400 pages – autant dire que ce n’est pas un format très maniable, j’en ai chié comme j’en avais chié avec Capitaine Albator, dans la même collection et les mêmes circonstances).
Non, ce qui m’a attiré, c’est autre chose – ou deux choses, plus exactement : le nom de Koike Kazuo au scénario, car ma lecture des six premiers tomes de Lone Wolf and Cub (série qui avait été entamée un poil avant celle-ci, mais grosso merdo les deux sont contemporaines) a constitué une sorte de baffe perpétuelle, appelant à être prolongée ; et le dessin très étonnant mais très pertinent de Kamimura Kazuo, auteur dont je ne savais rien, et qui semble avoir surtout été connu pour des mangas sensibles et figurant de touchants personnages féminins, à l’opposé de l’outrance d’exploitation plus typique de Koike – même si c’est justement la conjonction de ces deux Kazuo, qui sont tout autant deux tempéraments presque radicalement opposés, qui est supposée faire la force de Lady Snowblood.
« Supposée »… car je n’ai pas vraiment été convaincu pour ma part. Fouinez rapidement sur le ouèbe, vous trouverez plein de critiques louangeuses, très bien assises pour certaines d’entre elles, et qui vous parleront d’un chef-d’œuvre – y compris dans des « institutions » pas spécialement connues pour priser les bisseries ultraviolentes. Mais, quant à moi… Eh bien, j’ai aimé certaines choses – d’autres, beaucoup moins…
Le pitch : nous sommes vers la fin du XIXe siècle – en pleine ère Meiji. Et ça, pour le coup, c’est d’emblée un atout de la BD, un contexte vraiment très intéressant, et, comme à son habitude (ou du moins comme dans Lone Wolf and Cub), Koike Kazuo fait mumuse avec la doc, pour un résultat régulièrement intéressant, tournant autour de la thématique forte de la modernisation/occidentalisation du Japon : cela va des émeutes suscitées par la conscription en 1873 à l'enseignement de la gymnastique suédoise (!), en passant par la « façade » du Rokumeikan, idéale pour abriter des scandales en tous genres, l’ensemble étant sous-tendu par la ferveur xénophobe qui tourne du sonnô jôi initial au (pré-)nationalisme agitant bientôt l'armée, prise dans un rapport ambigu entre les derniers échos du mythe samouraï (on évoque Saigô Takamori, etc.) et la fidélité fanatique à l'empereur, incarnation du « Japon pays des dieux » ; mais le scénariste envisage aussi bien la littérature feuilletonesque du temps… et la sexualité qui va avec. Globalement, c’est bien vu, tout ça.
Mais le pitch, disais-je ! Une femme accouche en prison, et y laisse la vie ; sachant qu'elle ne retrouverait jamais la liberté, elle a délibérément conçu cet enfant pour obtenir vengeance de ceux qui l'ont violée et qui ont massacré sa famille – elle avait tué un des cinq responsables, et c’est bien pour quoi elle a fini en cellule, mais il en reste quatre, trois hommes et une femme… Sa fille, Yuki (« Neige »), devra la venger – c’est, littéralement, sa raison d'être. L’enfant, qui ne pourra jamais être innocente, est élevée hors de la prison, mais on lui rappelle sans cesse sa tâche, et elle est formée, physiquement et moralement, pour l’accomplir : elle devient Lady Snowblood, tueuse impitoyable, qui vend ses services d’assassin, mais ne perd jamais de vue qu’elle a quatre cibles qui importent bien plus que toutes celles que l’on peut lui désigner contre rémunération…
Du pur Koike. Le bonhomme, décidément, aimait les assassins ! Ses trois séries les plus célèbres, dans l’ordre de parution Lone Wolf and Cub, Lady Snowblood donc, et Crying Freeman, mettent toutes en scène un tueur à gages en guise de « héros » ambigu. Mais il y a aussi, dans ce pitch, ce genre de bizarreries baroques qui font tout le sel de ces personnages : les conditions de la conception de Yuki, et sa raison de vivre, sont un écho pertinent du rônin Ogami Ittô poussant le landau du petit Daigorô, ou du porte-flingue qui pleure quand il tue… Oui, le personnage est bon – et peut-être justement parce qu’il est, par la force des choses, réduit à sa mission ; le problème, c’est ce qu’on en fait… c’est-à-dire pas grand-chose, hélas.
Mais, pour en finir d’abord avec les atouts de la BD, il me paraît clair que le scénariste se fait ici voler la vedette par le dessinateur. Kamimura Kazuo, semble-t-il guère un habitué de ce type de mangas, donc, a un style très particulier, sobre et élégant (jusque dans son extrême violence) ; le découpage n’est pas spécialement audacieux, mais la composition produit des effets étonnants et séduisants – la BD, à vrai dire, abonde en séquences muettes, et ce sont sans doute les planches les plus réussies… Bien sûr, il faut aussi prendre en compte les personnages : « dessinateur de femmes », Kamimura Kazuo confère une grâce cruelle, inquiétante autant que sexy, à la redoutable Yuki – mais il sait aussi injecter dans ses cases une salutaire dose de caricature pour les autres personnages, très utile pour la caractérisation. L’effet est très différent du style plus « viril » et chargé de Kojima Goseki dans Lone Wolf and Cub, mais les deux approches sont très pertinentes, chacune à sa manière. Même si, oserais-je une petite critique ? La lisibilité des scènes d’action est ici régulièrement problématique à mes yeux (pour le coup, Kojima Goseki est plus qualifié).
Un bon cadre, bien traité ; un bon pitch, outrancier, radical, une proposition forte suscitant un personnage fort ; un dessin inventif et élégant… De quoi faire de Lady Snowblood le chef-d’œuvre que l’on dit ! Ou pas… Car j’ai pour ma part trouvé cela passablement médiocre, en dépit (ou en raison) de ces prémices très alléchantes.
Si le dessin de Kamimura Kazuo peut, j’imagine, justifier à lui seul que l’on s’intéresse à cette BD, le scénario de Koike Kazuo m’a bien vite déçu. Globalement, c’est assez fainéant… L’audace initiale cède bientôt la place à la routine, et parfois presque à la démission : Koike laisse Kamimura briller sur la base de trois maigres lignes d’intrigue. Après Lone Wolf and Cub, qui, pour ce que j’en ai lu du moins, trouvait toujours comment se renouveler, savait appâter avec brio et surprendre le moment venu, Lady Snowblood donne l’impression d’une série de pure exploitation, qui se contente de perpétuer des codes bien mollassons.
Ce qui ressort tout particulièrement d’une dimension très marquée et vite pénible de la BD : son caractère érotique prononcé. Yuki use de ses charmes comme d’une arme – elle a sans doute bien raison, mais cela conduit assez vite à des scènes fâcheusement répétitives, et qui n’en manquent que davantage d’impact. Pour le coup, je n’ai pas pu m’empêcher de faire un lien avec l’excellent épisode « Saltimbanque », dans le tome 4 de Lone Wolf and Cub – à vrai dire, il est probablement contemporain de Lady Snowblood, et il pourrait bien y avoir un lien marqué entre les deux séries à ce moment charnière, je suppose. Mais ce qui fonctionnait superbement avec Ogami Ittô, au point où la tueuse aux seins tatoués lui volait la vedette, tourne tellement à la routine, ici, que les vagues sourires amusés des premières occurrences cèdent assez vite la place à des soupirs un peu navrés. La sexualité occupe une place importante dans Lady Snowblood, de toute évidence ; dans l’absolu, c’est pertinent – et Koike fait ici aussi péter la doc, parfois à bon escient : il y a, surtout vers le début, quelques scènes bien vues à cet égard. Le problème, à mes yeux, c’est que l’angle « exploitation » est tellement marqué, et bientôt systématique, que ces scènes, toujours les mêmes ou peu s’en faut, tournent à l’exercice pénible, à la répétition pour la forme, qui bouffe de la page sans faire avancer l'histoire. Il y avait sans doute de quoi faire, avec ces hommes tous répugnants qui ne songent qu’au viol – et ne se contentent pas d’y songer, à vrai dire –, mais le traitement est en définitive décevant ; et le sentiment de la « sexploitation » (anticipant les roman porno, à vue de nez ?) est encore accru par les nombreuses scènes lesbiennes, bientôt systématiques, et qui tombent pourtant comme autant de poils pubiens sur la soupe miso.
Bien évidemment, nous ne voyons pas lesdits poils – et, pour le coup, il y a un truc assez amusant, même si pas suffisant à mes yeux pour justifier l’intérêt de la BD, et c’est comment les auteurs jonglent avec la censure ; je crois qu’ici ils s’amusaient comme des petits fous… De fait, on ne voit pas les organes génitaux, etc., mais le jeu avec le décor, les ustensiles, le cadrage, ne laisse guère de place à l’imagination (en dernier ressort, les dialogues en rajoutent pour qui en aurait encore besoin). On ne voit pas le phallus, mais on voit son ombre (!) ; la vulve est invisible, mais telle fleur en pot la figure sans guère d’ambiguïté ; et quantité de giclures liquides de circonstance remplacent utilement sperme et cyprine. Du coup, la BD montre finalement plus qu’elle ne cache, et elle a quelque chose d’étonnamment … explicite ? Et pourtant… Bon, je n’y connais à peu près rien en manga porno, ero-guro et compagnie, mais Lady Snowblood, sans « montrer » comme les (sans l’ombre d’un doute) très explicites (parfois) Maruo Suehiro ou Kago Shintarô, produit un effet particulier à cet égard – si les scènes n’étaient pas si convenues et gratuites dans le fond, cela aurait pu relever de l’excitation, je suppose.
Mais tout cela se répète et lasse bien vite. Il y a un schéma, qui est sans cesse reproduit. Yuki, à un moment ou à un autre, usera d’une identité d’emprunt et baisera pour approcher sa cible, trompera son partenaire (entre autres), puis se révèlera pour ce qu’elle est en prononçant un laconique « Lady Snowblood », après quoi elle se foutra à poil en plein combat, tranchera deux ou trois mains au passage (le « pour public averti » concerne donc la violence aussi bien que la sexualité, ça charcle sévère), tuera enfin sa cible, et partira son ombrelle sous le bras – avec un ersatz de sous-poésie en voix off pour exprimer la douleur de sa condition.
Ce schéma est sans doute l’illustration la plus criante de la démission de Koike Kazuo – de la fainéantise de son implication passé une situation de départ qui avait tout pour plaire. À Kamimura Kazuo de faire le job, dès lors : de son côté, ça marche très bien – le dessin est bien l’atout majeur de Lady Snowblood. Mes les automatismes de ce qui demeure de scénario, à l’épaisseur de papier OCB, m’ont progressivement éloigné du « récit ». J’ai lu ce (trop) gros volume à mon tour en mode automatique, « pour la forme », sans jamais me sentir impliqué, sans jamais y prendre le plaisir qui aurait dû découler logiquement de la mise en place alléchante de la BD.
D’où cette navrante conclusion : à titre personnel, ce « chef-d’œuvre » qu’est censément Lady Snowblood m’a fait l’effet d’une bisserie mollassonne, dont le brio visuel ne suffit pas à racheter le récit tristement indigent.