CRITIQUE DES QUATRE TOMES
Ah les histoires de pirates ! Leurs déferlements de rage et de trahisons, leurs péripéties aux confins du monde, leurs batailles sanguinaires à travers des flots déchainés et leurs quêtes de trésors mythiques. Publié en 1883, L'île au trésor de Robert Louis Stevenson reste le parangon littéraire du récit de flibustiers, un modèle incontournable pour toutes les histoires du genre. Outre son narrateur, le jeune Jim Hawkins, c'est surtout son principal antagoniste, le terrible Long John Silver, qui est resté dans toutes les mémoires des lecteurs. Figure à la fois cruelle et romantique, le personnage de Long John a défini à lui-seul l'archétype intemporel du pirate, aussi fascinant qu'ambivalent, absolument indigne de confiance et très loin des mimiques maniérées d'un Jack Sparrow. Au terme de son roman, et sans en donner aucune continuité, Stevenson abandonnait son personnage à un avenir incertain, érigeant une légende littéraire sans jamais oser la ressusciter. C'est de cette fascination (et de cette frustration) qu'est né le projet élaboré par le scénariste Xavier Dorison (Le Troisième testament) et le dessinateur Matthieu Lauffrey (Prophet) : rendre hommage à l'oeuvre de Stevenson en faisant revivre son plus célèbre personnage, avec l'ambition de rendre au récit de pirates toute la fougue et la richesse de sa splendeur passée. Paru de mai 2007 à avril 2013, Long John Silver, composé de quatre volumes, est depuis devenu une référence incontournable de la bande-dessinée francophone. Les éditions Dargaud ont d'ailleurs réédité deux fois cette bande-dessinée dans deux superbes éditions intégrales, une en deux volumes, une autre en un seul, enrichie de superbes couvertures inédites, des dessins préparatoires de Lauffray et d'une interview des auteurs.
On retrouve dès les premières pages de la BD, cette atmosphère sordide et mystérieuse propre aux meilleurs récits de flibustiers. Un groupe de mercenaires à la solde d'un explorateur progresse sur les cours d'eau d'une jungle inhospitalière, battue par les pluies incessantes. La tension est palpable entre l'équipage et le caractère intransigeant de leur chef ne tarde pas exploser dans un sursaut de violence. En Angleterre, la jeune Lady Vivian Hastings vit une vie dissolue, enchainant les amants issus de la haute bourgeoisie de Bristol tout en redoutant le retour de son époux, Lord Hastings, parti trois ans plus tôt en exploration au fin fond de la jungle amazonienne. Alors qu'elle se découvre enceinte, la jeune femme voit son beau-frère Edward Hastings lui apporter des nouvelles de son mari. Celui-ci est bel et bien vivant et semble avoir découvert le trésor de la cité Guyanacapac. Pour financer le rapatriement de sa découverte, Hastings a mandaté son frère pour qu'il vende le domaine conjugal et s'empare de la fortune de son épouse dont il n'a que faire. Craignant de se voir envoyer au couvent, Lady Vivian contacte alors le docteur Livesey et lui demande de la mettre en relation avec un ancien pirate de sa connaissance pour lui proposer une association : monter à bord du Neptune, le galion acheté par Hastings, et faire main-basse sur le trésor. Mais le brave médecin rechigne à contacter ce forban. Pour lui mieux vaut ne jamais avoir affaire avec Long John Silver.
A l'opposé de l'oeuvre littéraire dont il s'inspire, Long John Silver renoue avec une cruauté plus adulte et amorale et aligne les thèmes classiques (pirates sans foi ni loi, tempête en mer, peuplade indigène inquiétante, cité au trésor mythique) en y ajoutant une dimension particulière. Dans leur interview complétant l'édition intégrale, les auteurs y expliquent d'ailleurs toute la difficulté qu'ils ont eu à développer leur histoire dès le tome 2 (Neptune), les deux hommes renonçant finalement à l'intrigue qu'ils avaient imaginé au départ (les conflits sur le Neptune devaient déborder sur le tome 3 et le personnage d'Edward Hastings devait rester le principal antagoniste) pour orienter leur récit vers une tout autre direction. Le récit glisse ainsi progressivement d'un genre à l'autre, plongeant le lecteur aux côtés de sinistres personnages à la recherche d'une cité mythique dont l'aspect cyclopéen n'est pas sans évoquer les descriptions monumentales des récits de H.Ridder Haggard ou encore, dans un tout autre genre, de ceux de H.P.Lovecraft, auquel le dernier acte emprunte d'ailleurs ce qui ressemble beaucoup à une de ses divinités indicibles. A l'image des histoires du maître de Providence, la découverte du fantastique dans l'intrigue de ces quatre volumes se fait d'ailleurs au détriment de toute raison et plonge le lecteur, à la suite de ces personnages et du sinistre indien Moc, dans une atmosphère qui n'est pas sans évoquer des films tels que Apocalypto ou 1492 Christophe Colomb.
Pour autant, l'intérêt ici réside moins dans la découverte de ces contrées lointaines et légendaires que dans le rapport de force plus psychologique qu'instaure le récit entre ses différents personnages. Les couvertures de chacun des quatre tomes sont à ce titre aussi sublimes que fallacieuses dans leur évocation de la "grande aventure", l'intrigue développée par Dorison tenant finalement plus du huis-clos psychologique que de l'authentique récit picaresque. A ce titre, la force de l'histoire de Long John Silver réside avant tout dans le portraiture de ses trois principaux protagonistes, ceux-ci s'y révélant à l'opposé des traditionnels archétypes du genre. Bourrés d'ambivalence, chacun de ces personnages garde une part d'ombre suffisamment profonde pour fasciner le lecteur. Ainsi, loin de la simple femme vénale et frivole que l'on rencontre dès les premières pages, Lady Vivian se révèle en fait être une femme forte, meurtrie par son passé mais libéré du carcan de l'épouse soumise, elle sait pertinemment qu'elle ne peut compter que sur elle, sa ruse et ses charmes dans un monde écrasé par la domination masculine. Le médecin Livesey, lui, n'est pas qu'un simple bourgeois pleutre et suffisant, il est le seul personnage véritablement moral du récit, son narrateur et principal référent du lecteur, en plus d'être un vieil érudit se découvrant une bravoure insoupçonnée. Il est d'ailleurs intéressant de le voir se métamorphoser au contact de la canaille de son temps, et découvrir sa propre valeur. Quant à Silver, il nous est tout d'abord présenté par la rumeur (et le docteur) comme la pire saloperie que le monde ait jamais porté, un forban indigne de confiance et entièrement tourné vers le profit. Suite aux événements concluant le récit de Stevenson, le portrait ne pouvait décemment être plus positif. Le reste de l'aventure nous fera pourtant découvrir un personnage plus humain qu'il ne semble, un homme brutal mais épris de liberté, et dont la cupidité légendaire se heurte à un sens de l'honneur exacerbé et à une loyauté inconditionnelle. Les deux auteurs font ici le choix, peut-être critiquable, de faire du célèbre pirate un authentique anti-héros, parfois cruel mais jamais injuste, lancé dans un périple qui révélera une bonne part de son humanité et en poursuivra sa légende. Et c'est bien là le but de cette BD, reprendre un personnage incontournable de la littérature classique pour en révéler un peu plus de ce que son illustre créateur a bien voulu nous en dire.
Frappant immédiatement l'oeil du lecteur, les dessins de Matthieu Lauffray s'accordent à merveille avec le récit développé par Dorison et en relève toute la richesse thématique et l'ambiance fascinante. On retrouve ici le style unique de l'artiste qui, sans s'attarder sur des détails inutiles, accorde plus d'importance à l'expressivité de ses personnages et à l'élaboration d'une atmosphère inquiétante et riche en mystères. L'aplat de couleurs souvent chaudes, parfois superbement froides et bleutées (notamment dans le tome Neptune) participent pour beaucoup à cette dimension si particulière, flirtant souvent avec le pur fantastique. Les planches de l'artiste, toutes aussi somptueuses les unes que les autres, ne cessent de susciter l'admiration au fil des pages, au point qu'on en viendra rapidement à replonger dans cette oeuvre, ne serait-ce que pour réapprécier la splendeur de ses dessins.