Conquis mais frustré

Je me rappelle avoir été à la fois conquis et frustré par Ces jours qui disparaissent et c'est rebelote avec Le patient ! Attention, spoilers...

Le postulat de l'histoire est finalement plutôt classique comparé au reste du genre, moins original que celui de son oeuvre précédente en particulier. Pour autant, le matériau à partir duquel il le développe est riche et le résultat très satisfaisant.
La famille de Pierre constitue un terreau fertile et bien utilisé pour la teneur psychologique du scénario tout en restant très plausible. Les allers-retours entre souvenirs et réel pour démêler le vrai du faux sont efficaces, l'histoire avance bien, avec une certaine dose de suspense, même si ce n'est pas là le plus gros point fort pour moi. Les personnages secondaires sont tous vraiment réussis, chacun ayant droit à de bons moments, que ce soit les infirmières hilarantes dans leur commérage d'un côté, ou les autres jeunes patients très touchants et offrant de jolis moments de complicité de l'autre côté. Quelques thèmes intéressants sont traités par le scénario et évoqués au fil des dialogues, comme la question du déterminisme social, ou les aspects psychologiques d'une relation de fascination-domination entre classes différentes. Malheureusement, il ne sont pas vraiment développés à leur juste valeur.

Le vrai défaut de l'histoire réside probablement dans le changement de ton un peu brutal qui s'opère vers le dernier tiers de la BD. Force est de le reconnaître: on aurait aimé un peu plus de finesse sur cette partie, et en particulier qu'il puisse demeurer une incertitude sur la nature de Pierre. En grattant un peu dans les coins de case, on pourrait vaguement lui attribuer deux personnalités distinctes, ces panels noirs reflétant les pensées intrusives de son hôte qui s'exprime bien avec un "nous" pluriel, mais ça ne suffit pas pour maintenir une ambivalence de mon point de vue. C'est d'autant plus dommage que le début nous avait laissé entrevoir plusieurs espoirs de développement sympas entre les personnages, et l'on est déçu que tout cela prenne fin aussi violemment et indubitablement. Enfin, ce défaut limite aussi la portée du revirement final : même si la fascination entre Anna et Pierre continue d'opérer, trop d'incohérences depuis le début et en particulier depuis ce revirement viennent décrédibiliser l'hypothèse d'une Anna manipulatrice.

Le point fort du Patient est pour moi à chercher du côté de la forme finalement : ses cases m'ont happé encore plus efficacement que celles de Ces jours qui disparaissent. Je suis complètement fan du style de l'auteur à mi-chemin entre BD et manga, qui gratifie ses personnages d'une espèce de perfection iconique, et facilite d'autant plus un scénario basé sur la fascination de Pierre et Anna l'un pour l'autre. Les couleurs également m'ont paru très réussies dans ce style. L'auteur manie très bien la représentation de tous ses personnages et de leurs émotions: en n'appuyant finalement que le plus légèrement possible leurs expressions, on se prend très facilement à leur prêter les motivations et inclinations que l'auteur suggère par la scène. Au delà de l'aspect psychologique du scénario, on sent enfin encore plus fortement un questionnement chez Timothée Le Boucher sur les corps, leur beauté artistique et leur sexualisation possible. Il semblerait d'ailleurs que ce soit là le sujet central de sa prochaine BD, qu'il annonce dense, et je ne peut que m'en réjouir tant son dessin me paraît adapté. Dernier élément : l'environnement hospitalier comme cadre est très bien utilisé, avec une exploitation efficace de ses couloirs et pièces parfois bien morbides et vides.

En conclusion, j'ai dévoré Le Patient d'une traite, et le sentiment final est celui d'une oeuvre entêtante, voire enivrante dans sa forme, mais dont le fond fait regretter que l'auteur n'ait pas passé plus de temps avec son scénario et ses personnages, tant il y avait de possibilités et de thèmes à explorer.