Plus on découvre des œuvres de Winsor McCay, plus on mesure son génie, sa virtuosité et sa modernité. « Les Cauchemars de l'amateur de fondue au Chester » est comme l'envers sombre de « Little Nemo in Slumberland », avec beaucoup de points communs, mais aussi des différences fondamentales.
Une planche correspond toujours à une histoire, avec le personnage principal qui rêve et se réveille à la dernière case. Mais dans « Little Nemo », le héros éponyme est toujours le même, un petit garçon attachant. Dans « Les Cauchemars… », en revanche, le personnage est toujours différent à chaque histoire, et c'est toujours un adulte, homme ou femme d’ailleurs.
Mais la principale différence est que si « Little Nemo » nous plonge dans des univers fantastiques et merveilleux, exaltant les pouvoirs de l'imagination, « Les Cauchemars… » met en images les lubies des adultes, leurs fantasmes inassouvis et souvent ridicules avec le recul : la richesse, la gloire, la jeunesse éternelle... Ou leurs peurs les plus primales : le ridicule, la vieillesse, la mort, être cocu...
McCay utilise tous les ressorts de la bande dessinée et tout son talent pour donner vie aux fantasmes les plus communs ou les plus fous. Alors que « Little Nemo » était une plongée dans le monde des rêves, cette série de strips, comme son nom l'indique explicitement, est une immersion dans les cauchemars et la psyché des adultes.
L'auteur arrive à rendre tangible les songes, par le « réalisme » avec lequel il dépeint les chimères oniriques, grâce à sa maîtrise technique impressionnante. On a ainsi l'impression de vivre vraiment ces cauchemars, comme si on y était. Et si le tout est bien ancré dans l'époque d'alors, il y a plus de cent ans, au début du 20e siècle, on s'étonne de retrouver parfois des traits communs avec certains de nos rêves ou cauchemars d’aujourd’hui.
C'est aussi l'occasion pour McCay de livrer une critique sociale, avec un deuxième niveau de lecture. D'ailleurs le concept même de cette série, ce goût immodéré – et amusant – de certains pour la fondue au Chester, est en fait une façon à peine voilée de parler de la dépendance à l'opium et à ses rêveries embrumées – un sujet beaucoup plus grave et inquiétant. Winsor McCay profite de ce prétexte pour livrer une brillante études de mœurs et croquer les travers des bourgeois américains de son époque. Dans des États-Unis déjà très ultra-libéraux...
Sur le fond et la forme, « Les Cauchemars de l’amateur de fondue au Chester » constitue donc un autre chef-d’œuvre intemporel de Winsor McCay, qui étonne par son audace et son effronterie. On retrouve le trait acéré et mordant du caricaturiste et de l'illustrateur de presse que fut pendant un certain temps McCay, parmi ses nombreuses autres casquettes.
Mais maintenant que j'ai découvert cet opus majeur, dans l'œuvre de McCay et dans l'histoire de la bande dessinée, la même interrogation que lorsque j'ai découvert « Little Nemo » demeure. Comment se fait-il que ce génie absolu de la bande dessinée ne soit pas (beaucoup) plus connu ? Car à côté, Walt Disney paraît être un manchot... Je ne sais pas si McCay est davantage (re)connu aux Etats-Unis… J'espère que la série Netflix inspirée de « Little Nemo » permettra au grand public de le (re)découvrir. Même si elle trahit en partie l'œuvre d'origine et a l'air de mauvais goût, quand le « Little Nemo » de McCay était d'un goût parfait…
Pour ce qui est du niveau de connaissance de McCay en France, il a l'air proche du néant du côté du grand public, et même d'un grand nombre d'amateurs éclairés de bande dessinée… Ce qui me chagrine beaucoup. Je ne sais pas si c'est dû au fait qu'il semble difficile d'éditer les œuvres foisonnantes de McCay, notamment en raison de leur coût de publication, qui paraît très élevé devant l'ampleur de la tâche… Mais là aussi, je suis curieux de comprendre la raison de la méconnaissance de cet artiste exceptionnel dans notre pays… Dans tous les cas, je ne peux qu’inciter toutes et tous à se jeter sur ses œuvres !
Critique à retrouver sur mon blog ici.