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Si le nom de l’autrice ne vous évoque rien, vous avez probablement croisé une de ses œuvres que ce soit durant vos lectures ou un visionnage de l’une des adaptations animées car Rumiko Takahashi est une autrice prolifique (et encore active !) Ranma ½, Inu Yasha, Maison Ikkoku : autant de titres qui fleurent les années 1980/1990 pour un large public. Si Rumiko est avant tout connue pour ses comédies, elle a déjà tenté quelques incursions dans d’autres genres. Mermaid Saga tranche, ainsi, avec le ton habituel qu’on associe à son écriture, ce qui m’a beaucoup plu.
Après avoir annoncé une réédition de son œuvre et, cette fois-ci, complète, Glénat avait partagé le premier chapitre en ligne. Sa lecture m’a suffit à me motiver à me procurer la série. Une case en particulier m’avait marqué où Yuta, le héros, fait preuve d’un profond cynisme envers ses geôlières.
De plus, Mermaid Saga traite d’un mythe qui m’a toujours passionné, à savoir celui des sirènes. Cette créature légendaire me fascine, non seulement par son concept, mais aussi son évolution constante dans l’Histoire ainsi que ses variantes de par le monde, dont celle qui a cours au Japon.
Avant de présenter Mermaid Saga en détail, je me permets un résumé sur la figure de la sirène, qui aidera aussi à aborder certaines thématiques du manga de Rumiko Takahashi.
Une figure en constante évolution
En francophonie, le terme sirène désigne deux créatures bien distinctes même si elles sont toutes deux proches de l’élément marin à savoir celles de la mythologie grecque et les mermaid. Les premières se présentent comme des femmes-oiseaux dont la voix charme les marins pour mieux les entraîner dans les abysses. Un pouvoir que possède aussi les mermaids et qui leur est indissociable tant et si bien que, dans le conte d’Andersen La petite sirène, l’infortuné personnage perd sa voix pour approcher le prince.
Les femmes séduisantes, au sein du folklore, ne sont que très rarement décrites comme des bienfaitrices comme si la beauté était, avant tout, une arme visant à détruire l’homme. La sirène n’y échappe pas, devenant même un symbole pour désigner les prostituées. Ce n’est pas anodin que, dans le jeu Alice Retour au pays de la folie, l’héroïne retrouve sa nourrice au sein d’une maison close nommée La Sirène Mutilée.
Si en Occident, la sirène demeure un être doté d’une beauté presque irréelle, il en est tout autre au Japon. Comme tout yokai, la sirène est monstrueuse dans le sens grotesque du terme. Nommée ningyo, si la créature possède une voix enchanteresse, son visage est celui d’un singe et son corps celui d’un poisson. D’ailleurs, en VO, Mermaid Saga est titré Ningyo Serie.
Pêcher un ningyo, ou en trouver un sur le rivage, est un présage funeste. Mais consommer sa chair rend immortel. Un élément qui va servir de base à Mermaid Saga.
Une malédiction aux multiples aspects
S’imprégnant de la légende, Mermaid Saga nous amène directement aux côtés de Yuta, un homme errant sur les routes. On ne sait rien de lui, hormis qu’il recherche une sirène. Car l’homme, ancien pêcheur, a consommé la chair d’une des leurs, le condamnant à demeurer immortel. Hors, loin d’apprécier ce changement, il n’y voit qu’un poids qui lui pèse terriblement. Selon ce que lui avait confié son épouse à l’époque, seule une sirène saura le libérer de ce tourment perpétuel. Cette motivation, seule, guide Yuta depuis 500 ans.
Son voyage va le mener à un village isolé au sein des montagnes où vit une société exclusivement féminine. Au sein de toutes les vieilles femmes peuplant ce microcosme réside une seule jeune fille, choyée comme un trésor.
Je n’en dirais guère plus sur le scénario afin de vous laisser profiter de l’aventure. Si la série s’étend sur deux tomes, Mermaid Saga se compose surtout de petites histoires venant montrer les événements qui ponctuent l’errance de Yuta. Certains chapitres sont même dédiés à son passé pour mieux nous faire sentir le poids des années sur l’homme.
Yuta n’est pas l’unique victime de la chair des sirènes, et cette malédiction va toucher bien d’autres personnages qu’il va tâcher de sauver. Surtout le mythe de la chair immortelle va connaître plusieurs dérivés évitant ainsi aux différents récits de se ressembler, donnant aussi l’impression que les sirènes sont partout. J’avais lu, quelques mois à peine auparavant, Tomie de Junji Ito et la construction narrative de Mermaid Saga m’a évoqué celle de Tomie. On retrouve cette figure féminine qui semble se multiplier à l’infini, à tel point qu’il est impossible de lui échapper.
Si Yuta a été maudit en ingérant la chair, d’autres protagonistes ont subi la malédiction par des biais différents. La sirène est réduite en cendres pour ramener à la vie un être à partir de son squelette, un autre rituel use, lui, du foie ou encore la sirène se présente sous la forme d’une poudre servant de médicament. L’être de légende se pare de multiples bienfaits selon les interlocuteurs de Yuka : elle peut rendre sa jeunesse à un humain, soigner n’importe quelle maladie…
Pourtant, dès le premier chapitre, l’autrice met en garde sur les dangers conférés par la créature. Car devenir immortel n’est pas le pire sort qui attend les gourmets de l’extrême. La probabilité, d’ailleurs, d’obtenir ce don est moindre. La plupart des personnes ingérant la chair de sirène ont plus de (mal)chance de mourir ou de finir transformés en monstres. Ces êtres perdent toute capacité de raisonnement et toute forme humaine. Ce ne sont plus que des amas de haine et de violence.
Rumiko Takahashi propose un récit plus sombre qu’à son habitude avec des récits proches de l’horreur. Ainsi une femme modifie son visage en prenant celui d’une autre, littéralement, tel Leatherface se grimant du masque de chair de ses victimes. Même avec le trait épuré de l’autrice, la scène demeure d’une angoisse palpable et distille ce malaise qui prend aux tripes.
En plus des maudits monstrueux, d’autres ignobles créatures viennent s’ajouter au bestiaire comme un cerbère qui pourrait se vanter d’être le cousin du chien des Baskerville. Des drames familiaux se nouent autour de la légende de la sirène, poussant ses membres à s’entredéchirer. On a droit à des enfants inhumains, aussi bien par leur comportement que leur nature, aux mains tachées de sang, parlant comme des adultes qui ont bien trop vécu. L’un des épisodes a même un aspect gothique avec la présence d’une poupée à taille humaine, poupée de cire dont la vraie nature est à glacer le sang.
L’immortalité est un fardeau
L’immortalité doit-elle vraiment être considérée comme une bénédiction ? Les êtres humains s’entredéchirent pour obtenir cette chair, des gens deviennent des monstres (dans tous les sens du terme). Yuta, lui-même, ne voit aucun bienfait dans sa nature. Celle-là même lui a valu (et lui vaut encore) d’être chassé comme une créature rare. Depuis que sa femme lui a confié que ne pas le voir vieillir la terrifiait, Yuta veille à demeurer seul, partant dès qu’une relation menace de se tisser.
Au travers des différents chapitres, Rumiko Takahashi critique la vanité de l’humain à passer outre sa nature. Hors, ceux qui s’y risquent, finissent par tout perdre et peuvent même finir enfermés dans une boucle d’auto-destruction. Car n’est-ce pas effrayant d’adopter un enfant et de voir que celui-ci ne grandit jamais ? Seule une vie d’errance est possible pour les maudits afin de ne pas éveiller les soupçons et éviter que quiconque s’attache à eux. Les voilà devenus tels des marins qui ne font escale sur terre que durant de brefs moments. Ironique lorsqu’on sait que c’est la chair de sirène qui les a transformés.
Mermaid Saga a été un des mes coups de cœur en ce début d’année et la preuve qu’on peut apprécier une œuvre bien des années après. Trente-huit ans après, l’écriture de Rumiko Takahashi fait toujours mouche. Peut-être parce que le ton de ses récits demeure toujours d’actualité, faisant écho aux défauts de l’être humain. On pourra reprocher que le récit n’a pas de véritable fin mais, au final, cela s’accorde avec la construction du récit où l’important n’est pas le but du voyage mais les rencontres menées durant celui-ci.