Modern Sex n'est qu'une sélection d'extraits d'une œuvre bien plus vaste, Locas, publiée aux États-Unis dans le magazine Love & Rockets de 1982 à 1996 (et en France en 2 volumes au Seuil). Locas elle-même n'est qu'une partie du travail de Jaime Hernandez pour Love & Rockets. Pour autant, cet album est une très bonne introduction à cette œuvre : les histoires sont bien choisies, la traduction souvent meilleure que celle de l'intégrale du Seuil et le format classique de 80 pages sans doute plus abordable que les 700 et quelques de l'intégrale.
Les histoires de Jaime Hernandez se passent dans une banlieue hispanique de Los Angeles, durant les années 80, au plus fort de la vague punk en Californie. Faisant intervenir plus d'une centaine de personnages, plus ou moins détaillés, elles s'attachent particulièrement au couple lesbien formé par Maggie et Hopey. Leur structure narrative les rend impossibles à résumer : véritable jardin aux sentiers qui bifurquent, chaque second rôle venant enrichir l'ensemble, elles se déploient en séries et sous-séries, chacune adoptant un registre particulier, du naturalisme humoristique à la science-fiction en passant par la chronique sociale dramatique.
Ce foisonnement, qui fonctionne souvent sur de multiples mises en abyme, tient sa cohérence de l'exceptionnelle maîtrise graphique et narrative de Jaime Hernandez. Il tire parti d'un dessin réaliste épuré, un noir et blanc n'acceptant que très peu de zones hachurées, proche du style en vogue dans la réclame des années 50. Très soigneux dans le choix de ses détails, souvent révélateurs d'une profonde capacité d'observation, il y adjoint par petites touches des expressions caricaturales, des gestuelles et des postures qui dynamisent ce que son trait pourrait avoir de trop statique. Sous les dehors d'une trompeuse simplicité, il hausse d'emblée son dessin au niveau de celui d'un Will Eisner ou d'un Winsor McCay et ne cesse de s'améliorer. Sa voix narrative très particulière, qui se base pleinement sur des moyens propres à la bande-dessinée, élude systématiquement les scènes d'exposition et multiplie les ellipses temporelles, semblant tourner délicatement autour de l'action pour mettre en avant ses effets sur ses personnages.
De son propre aveu parti d'un souci autobiographique — témoigner de l'univers hispanique californien et de son adolescence punk —, Jaime Hernandez a créé en quinze ans un univers atypique, subtil, et un chef-d'œuvre de l'art narratif.