Une anthologie de 9 histoires extrêmement diverses - mais quasi toutes excellentes comme nous allons le voir - d'une mangaka nommée Moto Hagio, que j'ai découvert à l'occasion mais qui est a priori extrêmement célèbre (et on comprend vite pourquoi) en son pays ; le tout est réparti en deux tomes intitulés respectivement "De la rêverie" et de "De l'humain" (même si la pertinence de ce classement ne saute pas aux yeux après lecture...).
Le côté "manga pour femmes" (pour ce que cette étiquette veut dire...sachant que ces recueils ont également été l'occasion pour moi de mieux saisir la différence importante qu'il peut y avoir entre shôjo et josei) et la dimension "patrimoniale" du titre (les œuvres présentées s'étalent du tout début des années 70 au début des années 90) pouvaient faire un peu peur au petit homme plein de préjugés que je suis. Néanmoins, les bibliothèques sont le lieu idéal pour dépasser toutes les réticences, et très bien m'en a pris car rarement un(e) auteur(e) m'aura si rapidement convaincu de son intérêt que Moto Hagio, tant les récits présentés dans cette anthologie transpirent le talent par toutes les cases (que ce soit au niveau du récit, du découpage, mais également du dessin, élégant et toujours magnifique malgré le poids des ans - après, il y a clairement une patte vintage - en particulier au niveau du chara-design -, mais cela m'a plus charmé qu'autre chose au vu de la qualité technique de l'ensemble).
Ce best-of de récits plus ou moins courts de la dame remplit donc totalement son office puisque l'on ressort de la lecture avec l'envie forte d'en découvrir beaucoup plus, et en regrettant amèrement que bien peu de ses œuvres soient accessibles actuellement aux lecteurs occidentaux (parmi ses œuvres au long cours, seul Le Cœur de Thomas est paru en français - il s'agit, soit dit en passant, de la reprise développée en série d'un récit aussi court que touchant présenté dans les recueils, "Le Pensionnat de novembre" (1971) - et j'ai vu qu'une édition anglaise du Clan Poe - une autre de ses œuvres réputées - était en voie de publication aux US ; mais ça s'arrête là!).
Une autre chose qui sidère avec cette mangaka, c'est sa facilité apparente à passer d'un genre à l'autre: on parcourt ainsi de la hard-SF mâtinée de Space Opéra bien épique (à moins que ce ne soit l'inverse) avec une de ses histoires les plus célèbres, "Nous sommes onze" (1975), et sa continuation "Est et Ouest, un lointain horizon" (1976), récits qui occupent la majeure partie du recueil intitulé "De la rêverie". Si ces histoires s'avèrent globalement prenantes (peut-être un tout petit longues), on est également frappé par l'importance, en leur sein, du thème de l'indétermination sexuelle, a priori récurrent chez l'auteure si l'on en croit les préfaces des recueils ; Moto Hagio a joué à cet égard un rôle de véritable précurseuse, son traitement du sujet (infiniment plus subtil que ce que l'on peut trouver par exemple sous les gros sabots d'un Tezuka, que j'aime beaucoup par ailleurs mais qui se plantait quasi-systématiquement quand il évoquait des problématiques liées à la sexualité vers la même époque...) évoquant ainsi immanquablement par exemple ce que proposera une Rumiko Takahashi (une de ses grosses fan!) dans Ranma 1/2. Moto Hagio, en tant que membre du "groupe de l'an 24" (des femmes mangaka qui ont largement renouvelé le genre shôjo au début des années 70) est également à l'origine de la popularisation du genre Boy's love, comme on le constate dans plusieurs des récits présentés (notamment "Le pensionnat de novembre", mais également les histoires de SF citées précédemment), mais avec une approche étonnamment fine et non-caricaturale.
A côté de ça, on trouve des récits qui tirent clairement du côté de l'horreur et qui m'ont largement évoqué le travail d'un autre de ses très grands contemporains, le génial Kazuo Umezu. "Le petit flûtiste de la forêt blanche" (1971), avec son récit de fantôme à la Ring, frappe ainsi par son mélange réussi d'innocence et de noirceur. Surtout, "Mon côté ange" (1984), un des tous meilleurs récits de l'anthologie, conte cruel extrêmement efficace mettant en scène des jeunes sœurs siamoises, avec son jeu sur les apparences, a su me captiver et prouve, s'il en était encore besoin, le talent narratif certain de l'auteure. Plus décevant par contre, "Un rêve ivre", récit onirique avec une histoire de cycle temporel, espèce d'archétype des récits fantastico new-age de cette période, a plutôt mal vieilli et se révèle sans aucun doute l'histoire la plus anecdotique de l'ensemble.
Tirant plus vers la chronique familiale et le fantastique "symbolique" à la Kafka, l'excellent récit "La Princesse Iguane" (1992), aux accents autobiographiques, évoque avec force et brio la situation d'une petite fille rejetée par sa mère.
Enfin, Moto Hagio s'est illustrée dans le genre du drame sentimentalo-historique, comme on le constate avec le très bon "Le Pensionnat de novembre" (1971), déjà évoqué, qui relate une histoire familiale complexe autour de 2 jeunes garçons à la grande ressemblance physique qui se retrouvent dans un même pensionnat. Mélangeant une nouvelle fois habilement innocence (corrompue) et noirceur, Moto Hagio, dans "Pauvre maman" (1971) explore déjà ce thème de l'enfant délaissé et du développement d'une "cruauté innocente", pré-morale. Dans "Le Coquetier" (date?), récit très noir se déroulant à Paris sous l'occupation (et qui évoque un peu le Black book de Paul Verhoeven (!)), l'auteure explore les thèmes de la prostitution, (une nouvelle fois) de l'enfance corrompue, de la déportation...pour un résultat somme toute très efficace.
Pour conclure: j'ai vraiment beaucoup apprécié cette anthologie qui m'a permis de découvrir une très importante mangaka, dont les œuvres ne représentent clairement pas qu'un intérêt historique, et parlent encore puissamment à un lecteur d'aujourd'hui. Je ne l'ai pas trop évoqué en détail ci-dessus, mais la narration est encore rehaussée par la beauté formelle de planches extrêmement bien construites (voire assez géniales pour certaines), l'auteure, avec son très beau coup de crayon, n'hésitant pas à souligner des moments forts de ses intrigues avec des pleines-pages ou quasi-pleines pages et des mises en scène et découpage aux forts accents "romantiques", voire "symbolistes" ou "pré-raphaélites", s'il faut aller chercher des parallèles avec certains mouvement picturaux, du meilleur effet pour peu que vous soyez sensible à ces esthétiques. Bref, un must-read, en espérant (sait-on jamais) que d'autres œuvres de l'auteure face leur chemin jusqu'à chez nous!