Peleliu : Guernica of Paradise, tome 1 par Nébal

Critique initialement publiée sur mon blog : http://nebalestuncon.over-blog.com/2018/11/peleliu-guernica-of-paradise-vol.1-et-2-de-kazuyoshi-takeda.html


Critique commune aux tomes 1 et 2.


Comme ses prédécesseurs, le n° 8 de l’excellente revue Atom m’a fait découvrir un certain nombre de mangas ayant l’air intéressants, dont, dans l’actualité, cette série qu’est Peleliu, Guernica of Paradise, due à Takeda Kazuyoshi, et dont la publication française vient d’être entreprise par un nouvel éditeur de manga, Vega. Les deux premiers volumes sont parus d’emblée, et ce sont ceux dont je vais vous parler aujourd’hui, mais la série est en cours de publication au Japon, où il y a au moins trois autres volumes, qui devraient être traduits relativement rapidement, ai-je cru comprendre.


Peleliu, Guernica of Paradise est un manga de guerre, centré sur le récit de la sanglante bataille de Peleliu, une paradisiaque (donc) petite île de corail dans l’archipel des Palaos. Cette bataille, semble-t-il méconnue des Japonais contemporains (tout particulièrement à en croire Hiratsuka Masao, un spécialiste de la guerre du Pacifique qui a conseillé Takeda Kazuyoshi dans la conception de cette BD), cette bataille donc a eu lieu entre septembre et novembre 1944, et a été particulièrement meurtrière. Elle a opposé, pendant près de deux mois (là où le commandement américain pensait régler l’affaire en quelques jours...), dans les 40 000 soldats américains et 10 000 soldats japonais. Si la bataille a autant duré, c’est que les Japonais avaient aménagé tout un réseau de grottes, dans l’optique de tenir le plus longtemps possible, et de rendre la victoire particulièrement coûteuse aux Américains – un scénario anticipant la (plus célèbre car hautement symbolique) bataille d’Iwo Jima (hop), quelques mois plus tard. Cet acharnement à défendre cette île minuscule, dans une opération clairement suicidaire et, funeste originalité, pour la première fois semble-t-il véritablement conçue comme telle au plan stratégique (le contingent japonais, constitué de troupes de réserve, en infériorité numérique marquée, mal équipé, mal approvisionné, et qui ne pouvait pas espérer de renforts, n’avait absolument aucune chance de l’emporter, et se rendre était inacceptable – 97 % des soldats japonais de Peleliu sont morts durant la bataille), cet acharnement, donc, tenait à ce qu’il s’y trouvait un aéroport, qui pourrait constituer un atout déterminant pour les bombardiers américains, à même depuis cette base de menacer directement le Japon, ou de fournir un support dans la campagne visant à reprendre les Philippines – de fait, la guerre dans les Palaos, et notamment à Peleliu, était associée au théâtre d’opérations philippin ; et la victoire décisive des Américains dans le Golfe de Leyte, fin octobre, avait considérablement diminué l’intérêt stratégique de la petite île de corail et de son aéroport… La bataille n’en continuerait pas moins, une des plus meurtrières de la guerre du Pacifique.


Il existe un certain nombre de mangas traitant de la Deuxième Guerre mondiale – ce même numéro d’Atom en dresse d’ailleurs un intéressant panorama (j’en aurais bien repris du rab, à vrai dire). Et le traitement de ce sujet varie considérablement… De manière périodique, le regard des Japonais sur cet affrontement est tour à tour imprégné d’héroïsme, au point parfois du révisionnisme (est-ce si étonnant, dans un pays où Abe Shinzô est Premier Ministre ?), et violemment critique ; dans les évocations de la guerre en manga, dans ce dernier registre, on pensera aussitôt à Mizuki Shigeru (notamment dans Opération Mort et les tomes 1 et, surtout, 2 de Vie de Mizuki), qui était non seulement soldat alors, mais a véritablement combattu sur le front, est passé à deux doigts de mourir à maintes reprises, et y a perdu un bras… Peleliu, Guernica of Paradise s’inscrit clairement dans la filiation de Mizuki – avec bien sûr cette différence essentielle que le jeune Takeda Kazuyoshi n’a quant à lui pas combattu, de toute évidence, mais revient sur des événements passés (et désormais lointains) avec l’assistance d’un historien.


Peleliu est le récit d’une guerre absurde et horrible, dans un cadre initialement paradisiaque ; le sort des soldats japonais émeut, mais l’inhumanité du commandement japonais, et ses innombrables brimades et mensonges, révoltent. À vrai dire, Takeda Kazuyoshi semble priser tout particulièrement l’évocation de morts parfaitement absurdes et anti-héroïques au possible : tel soldat qui trébuche et s’ouvre le crâne sur une pierre, avant même la bataille, tel autre qui est abattu par un des siens en train d’agoniser et dont le doigt était malencontreusement crispé sur la gâchette de son fusil… et quantité d’anonymes qui sont instantanément pulvérisés par une bombe tombée suffisamment près pour que la protection supposée de la grotte ne les sauve pas le moins du monde – sans même parler des charges suicides : appréciable ironie, la mort conne du sous-officier qui l’ordonne autorise ses subalternes à survivre encore quelques heures, quelques jours peut-être…


Cet accent mis sur les morts absurdes ressort tout particulièrement de la tâche confiée à notre (principal) héros et personnage point de vue, le soldat de première classe Tamaru : le jeune homme chétif et peureux, petit binoclard incapable de faire du mal à une mouche (au départ, du moins…), a (ou avait…) pour ambition de devenir mangaka – ses supérieurs le savent, et il craint tout d’abord que cela ne lui joue un mauvais tour, un énième déluge de baffes, la méthode disciplinaire par excellence de l’armée impériale… Mais les officiers entendent bien au contraire en profiter : ils ont besoin d’un « attaché au mérite », qui a pour tâche de rédiger les lettres envoyées aux parents des soldats qui ont trouvé la mort sur Peleliu (ce dès avant la bataille – à vrai dire, une fois les Américains débarqués, la simple idée que ces lettres puissent parvenir à leurs destinataires relève à son tour de l’absurde, à moins de procéder, là encore, comme dans Lettres d'Iwo Jima) ; cette mort ne peut tout simplement pas se permettre d’être « ridicule » et « gratuite » – l’office de « l’attaché au mérite » est donc d’enjoliver les faits, pour témoigner, avec ardeur patriotique et révérence pour l’empereur, d’un nécessaire ultime acte de bravoure : ce camarade, qui s’est connement fendu le crâne en trébuchant ? Le vaillant soldat de l’empereur a bien évidemment abattu des avions ennemis en s’emparant d’une mitrailleuse, geste héroïque qui coûta la vie à des Ricains en même temps qu’il sauvait celle de ses bons amis du régiment ! Banzaï ! Tamaru s’acquitte du mieux qu’il peut de sa tâche – même en comprenant alors, illumination cruelle, que le désir de ce camarade de mourir « dans un ultime acte de bravoure, comme son père » n’avait jamais été fondé sur autre chose qu’un odieux mensonge… Un même mensonge qui se répète de génération en génération. Le message est assez clair, pour le coup, et les résonances très actuelles.


Rien n’est épargné aux soldats de Peleliu – et, sans que l’on puisse pour autant parler de complaisance, Takeda Kazuyoshi ne cache rien. La terreur des interminables bombardements préliminaires, la découverte de ce qu’ils ont ravagé la si jolie petite île paradisiaque de Peleliu pour en faire un no man’s land lunaire, les terribles premières heures de la bataille, où d’innombrables vies japonaises comme américaines sont fauchées en quelques minutes, le repli dans les grottes, les blessés qui agonisent, les ressources d’ores et déjà épuisées, en eau tout particulièrement… Non, rien ne leur est épargné. Et nous n’en sommes qu’au début…


Maintenant, il faut voir comment cette histoire est racontée – ce qui saute aux yeux en regardant les couvertures. En effet, Takeda Kazuyoshi a fait le choix de prime abord incongru d’un dessin très enfantin, naïf, tout en rondeurs, faisant plus que loucher sur le super deformed, grosses têtes et petit corps. Mais il ne faut pas s’y tromper : cela ne fait certainement pas de Peleliu une bande dessinée destinée aux pitinenfants. La naïveté du trait n’y change rien, ce récit est d’une extrême noirceur, et d’une extrême violence. En fait, d’une certaine manière, ce parti-pris archétypal renforce le sentiment de violence.


Oui, ce choix peut tout d’abord paraître étonnant, voire inapproprié, mais je le trouve en définitive tout à fait pertinent – d’autant qu’il faut lui associer un character design bien pensé : les personnages ont des traits simplistes qui devraient, dans l’absolu, les rendre indiscernables les uns des autres (ce qui, dans pareil contexte, pourrait d’ailleurs faire sens, et je suppose à vrai dire qu’il y a de cela dans la mise en scène des innombrables anonymes mourant dans un absurde anonymat), mais c’est pourtant tout le contraire qui se produit : les yeux myopes et sempiternellement plissés de Tamaru derrière ses lunettes rectangulaires (l’auteur expliquant au passage en quoi ce choix n’était pas rigoureusement historique, mais pourquoi il l’a fait quand même) sont bien sûr le premier exemple que l’on a envie de citer, mais il en va de même pour les autres – ceux du moins qui ont un nom ; la simple manière de figurer la bouche, un trait dans ce sens, une épaisseur dans l’autre, suffit à identifier le caporal Yoshiki, et à exprimer sa naïveté et son dévouement – une bouche et des yeux plus larges, il s’agit du sous-lieutenant Shimada, assez bonhomme, pas moins obligé de prendre les plus cruelles des décisions – les lunettes rondes qui masquent ses yeux désignent le caporal-chef Kosugi, homme cynique et pragmatique, rusé aussi, qui ne se leurre pas sur les chances de succès des Japonais et fera tout ce qui est en son pouvoir pour survivre, quitte à piétiner les cadavres de ses compatriotes – la casquette et la moustache, c’est le fanatique et violent sergent Namoto – cette cicatrice et cette bouche large, c’est la brute Inokuma, etc. Et si les soldats américains sont trop anonymes, dans cette optique, pour bénéficier de traits aussi précis pour les singulariser (notons tout de même, car ça n’a pas toujours été le cas dans les représentations de cette guerre de part et d'autre, que nombre de ces marines sont des noirs), ils n’en expriment pas moins tous une même humanité : Tamaru confronté à un Ricain appelant sa maman dans son agonie, cela pourrait paraître convenu, mais cela touche bel et bien au cœur. Cette figuration très subtile, en quelques traits seulement, est assez remarquable, décidément – notamment eu égard à ce paradoxe voulant que l’identification aisée de ces personnages comme distincts permette pourtant au lecteur de s’identifier lui-même à chacun d’entre eux. Je manque de références manga dans ce registre, mais, instinctivement, cela m’a fait penser à Peanuts de Charles M. Schulz – dans un contexte certes on ne peut plus différent, et certes c'est là une comparaison très laudative, mais, oui, pourquoi pas ?


Ce parti-pris pourra donc déstabiliser, mais je le trouve pour ma part tout à fait approprié et pertinent. J’ai lu çà et là des critiques y trouvant quelque chose d’un peu « bâclé », et je ne suis vraiment, vraiment pas d’accord. D’autant que ce choix s’associe bien sûr, et de manière assez classique pour le coup, à une esthétique plus ou moins « ligne claire » : passé la rondeur naïve des personnages, si le décor a souvent quelque chose d’un peu abstrait, il peut cependant se montrer plus détaillé quand cela importe – que ce soit pour sublimer le paradis de Peleliu avant la bataille, ou au contraire pour exprimer la cruauté de la guerre en exposant la nature ravagée par les combats ; le dessin se montre surtout plus précis pour les engins militaires, les barges de débarquement, les tanks, les avions… Sans jamais trop en faire (et, là encore, Takeda Kazuyoshi explique brièvement dans quels cas il a décidé de faire des entorses graphiques à la rigueur historique et pour quelles raisons – par exemple concernant l’uniforme des soldats japonais). L’association de ces diverses caractéristiques fonctionne très bien.


Vous l’aurez compris, je suis très enthousiasmé, au sortir de ces deux premiers tomes de Peleliu, Guernica of Paradise. C’est une BD rude, encore une fois, ne pas s’y tromper, mais elle fait preuve d’une certaine subtilité dans sa méthode, qui vaut pour le dessin comme pour le scénario. Et ce point de vue est très intéressant – comme un contrepoint à Tarawa : atoll sanglant, de Charlier et Hubinon, BD lue et relue quand j’étais gamin puis ado, dans laquelle le point de vue américain animalisait (ou « végétalisait » ? Faces de prune, faces de citron…) un ennemi japonais par essence indifférencié et barbare. Par ailleurs, en cette triste époque où le nationalisme et le révisionnisme semblent (re)devenir toujours plus prégnants, cette BD a quelque chose de salutaire.


Mon seul regret, pour l’heure, est une certaine nonchalance dans la traduction, parfois, et (surtout ?) la relecture – la fin du deuxième tome, tout particulièrement, est saturée de coquilles, ce qui est tout de même sacrément pénible. J’espère que les jeunes éditions Vega se montreront à cet égard plus soignées dans les tomes suivants.


Ce petit bémol mis à part, oui, j’ai vraiment apprécié ces deux premiers tomes de Peleliu, Guernica of Paradise, et ai hâte de lire la suite.

Nébal
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le 27 nov. 2018

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