Les Rues de Rome - Pline, tome 2 par Nébal

Critique initialement publiée sur mon blog : http://nebalestuncon.over-blog.com/2017/07/pline-t.2-les-rues-de-rome-de-mari-yamazaki-et-tori-miki.html


YAMAZAKI Mari et MIKI Tori, Pline, t. 2 : Les Rues de Rome, [プリニウス, Plinius 2], traduction [du japonais par] Ryôko Sekiguchi et Wladimir Labaere, adaptation graphique [par] Hinoko, [s.l.], Casterman, coll. Sakka, [2015] 2017, 184 p.


HISTOIRE PLUS OU MOINS NATURELLE


Retour à Pline, le tout récent manga historique signé Yamazaki Mari (déjà célébrée pour sa non moins romaine BD Thermae Romae) et Miki Tori, avec un tome 2 intitulé Les Rues de Rome. Un titre qui met déjà en avant un contraste marqué avec le premier tome, lequel était une sorte de road manga qui prenait son temps, entre la Sicile et la capitale impériale : cette fois, nous sommes presque uniquement dans cette dernière, et l’ambiance en est forcément chamboulée, en termes de graphisme comme de narration.


Nous y retrouvons donc le grand naturaliste Pline, entouré par son jeune scribe Euclès, et, peut-être plus important en fait, par le rude gaillard Félix, le compagnon de longue date des aventures du savant, qui a ici un rôle nettement plus développé que dans le premier tome.


Je relève la remarque des auteurs, dans leurs commentaires en fin de volume, qui assimilent ce trio au petit groupe que les Japonais connaissent bien mieux, mettant en scène le noble du XVIIe siècle Mito Kômon et ses compagnons, dont les périples à travers le Japon, sur une base bien réelle et tout aussi érudite (mais c'était l'histoire humaine qui intéressait le Japonais, plus que l'histoire naturelle), ont suscité bien des légendes populaires ; j’avoue ne rien savoir de ce personnage, faudrait que je creuse un peu ça, tiens…


LE NATURALISTE DANS L’URBS


Rome, donc : Pline a dû y retourner, contraint et forcé, du fait d’un ordre, lourd de menaces, du jeune empereur Néron – ils étaient assez proches, il y a peu encore, et tous deux disciples du sage Sénèque... Mais le naturaliste n’était guère enchanté à l’idée de retrouver le despote – et à bon droit sans doute, j’y reviendrai très vite ; raison de plus d'avoir traîné en chemin dans le tome 1...


Rome. Un environnement qui ne sied guère à Pline, homme de la nature... Nous l’avions vu arpenter avec joie la Sicile, dont il était substitut du gouverneur, puis lambiner sur la route : les volcans, les temples grecs, les monstres marins, les tremblements de terre et les raz-de-marée, les remèdes contre l’asthme à base de crottin de cheval… Mille et un sujets d’investigation, autrement instructifs et gratifiants que les vaines prétentions artistiques de cet empereur si puéril ! Et un monde aéré, parcouru par les vents, baignant dans la nature – tout le contraire de l’étouffante Rome, avec ses rues étroites et crasseuses, ces insulae qui grimpent toujours davantage et qui voilent le ciel ; un bon incendie lui ferait… Non, rien.


Mais Pline n’est clairement pas très à l’aise dans la mégalopole – et son asthme le reprend, plus violente que jamais. Ce deuxième tome sera entre autres l’occasion de faire la rencontre d’un vieux camarade du naturaliste (du temps de leurs campagnes en Germanie), le médecin grec Silénos – tous deux ne cessent de s’envoyer des noms d’oiseaux, et Pline exprime la plus sévère méfiance à l’encontre de la profession du vieux satyre, mais qu’importe ; car, pour Silénos, même s’il le tait à son patient pour en faire part à ses seuls compagnons, le vrai remède à l’affliction de Pline consistera bien évidemment à quitter Rome…


Mais l'Urbs, tel Janus, a deux visages ; reste à savoir, pourtant, si l’un est plus appréciable que l’autre… d’autant que tous deux font peser une menace qui leur est propre sur la vie même du savant.


AU SOMMET DES COLLINES


Il y a deux Rome, oui – qui sont en quelque sorte opposées. La plus tape-à-l’œil, bien sûr, est celle qui se trouve au sommet des collines – et tout particulièrement celle des palais de l’empereur.


Et l’empereur, c’est Néron – le plus détesté de tous les empereurs de Rome, probablement : les historiens d’alors, les Suétone, les Tacite, l’exécraient ; et plus encore, bientôt, les historiens chrétiens – car nous savons très bien, alors que nous progressons (?) dans ce récit, que l’incendie de Rome est pour bientôt, et donc la désignation des chrétiens comme coupables par un empereur qui initiera d'autant plus les persécutions à leur encontre que son implication dans cette sale affaire a aussitôt fait jaser.


Les auteurs, dans leurs commentaires en fin de volume, à vrai dire de celui-ci mais déjà du premier, ou au travers de diverses interviews, n’ont pas manqué de relever qu’étant issus d’une culture non chrétienne, ils pouvaient sans doute davantage se permettre de jeter un autre regard sur Néron… Moins unilatéral, disons. Mais, si leur Néron est visiblement tourmenté (dépressif peut-être, paranoïaque probablement, anxieux très certainement – des qualificatifs plus précis que celui de « fou », qui ne veut rien dire), ce qui pourrait quelque peu l’humaniser, et de même pour ses prétentions artistiques, car il ne s'illusionne certainement pas quant à ses talents politiques, le portrait de l’empereur demeure violemment à charge, c’est peu dire, et le jeune homme, arrogant, colérique, irresponsable, est parfaitement détestable. Guère de singularité finalement, point de vue extérieur des auteurs ou pas. Le matricide n’est d’ailleurs pas à un assassinat près, et la BD s’attarde sur ce point. Le traitement de la figure du coup classiquement satanique de Néron ne me paraît donc guère original pour l’heure, et je doute un peu que ça change vraiment par la suite ; bon, on verra… Peut-être…


Plus charismatique, probablement, il y a la belle, intelligente et plus qu’ambitieuse Poppée – qui n’a alors pas de statut bien défini, si elle est bien l’amante de Néron. Elle a obtenu de lui qu’il exile son épouse Octavie, mais cela ne lui a guère profité : la plèbe exècre toujours davantage Poppée, et, en comparaison, Octavie n’en prend que davantage des atours de sainte femme ; rien ne garantit vraiment qu’elle les mérite, bien sûr – mais tout est relatif, hein ; souvent femme varie ? La populace bien plus souvent encore... Or Poppée attend un enfant. Et il va falloir officialiser certaines choses – ce qui passera très probablement par de nouveaux crimes. Poppée est un personnage fascinant – éventuellement plus que Néron, donc, qu’elle domine d’une manière ou d’une autre ; mais, là encore, et comme pour son amant, je n’ai pu m’empêcher de trouver son traitement ici un peu décevant – la concernant, le premier tome m’avait l’air bien plus prometteur, autrement plus subtil… Bon, on verra… Peut-être…


Mais cette Rome n’est guère celle de Pline ; mais nous le voyons, malgré lui, se rendre à une des fêtes que Néron dédie à sa propre gloire d’artiste incomparable… et bâiller devant tant de médiocrité. Néron furieux se montre terriblement menaçant – mais Pline demeure parfaitement stoïque : une leçon de charisme et de discipline, en fait. Ici, pour le coup, la scène fonctionne très bien… à ceci près qu’elle est bizarrement sans lendemain ?


DANS LES RUES DU TRASTEVERE


Non, la Rome de Pline est décidément tout autre – et on serait tenté de la qualifier de « vraie » Rome, sur un modèle qui doit peut-être à la remarquable série HBO/BBC, dont Yamazaki Mari a souvent dressé l’éloge (et je suis tout à fait d’accord avec elle). C’est celle des bas quartiers – et même des plus bas de tous, puisque les auteurs ont choisi de loger Pline dans le Trastevere (les sources historiques ne disent absolument rien à cet égard)., qui est clairement le coin le plus mal famé de l’Urbs. Ce qui, certes, n’arrange guère l'asthme du savant.


Oui, c’est une autre Rome – crasseuse, étouffante, dangereuse même : les crimes y sont légion, les cadavres traînent dans les rues… Les (nombreux) lupanars sont les endroits les plus moraux de cette ville dans la ville, si ça se trouve : au moins ont-ils pour eux une certaine franchise.


Et c’est donc ici que vit Pline – mais pas exactement dans un boui-boui : la demeure du naturaliste est vaste et riche – et nous la découvrons en fait avant de découvrir Rome, tandis qu’Euclès arpente le phénoménal autant qu’anarchique jardin intérieur du savant (des planches de toute beauté)… avant de gagner les archives croulant sous les documents, et d’y faire la rencontre d’un autre homme officiant lui aussi en tant que scribe de Pline – et dont la destinée maniaque a quelque chose d’un peu effrayant pour le jeune Grec qui s’est lancé sur un coup de tête dans cette aventure…


Dehors ? C’est autre chose. Chantages, malversations, vols, passages à tabac, assassinats, viols, proxénétisme… Et la crasse. Mais Pline et ses compagnons, Félix au premier chef, n’ont en rien peur de tout cela. En fait, occasionnellement, ils peuvent même jouer les justiciers – séquence qui m’a laissé un peu sceptique… Mais qui peut faire sens au regard de la comparaison évoquée plus haut avec Mito Kômon et ses amis ? Bon, disons que c’est l’occasion de disserter sur l’eau courante à Rome et plus précisément dans le Trastevere, hein…


En fait, Pline devrait surtout avoir peur de lui-même : son asthme plus virulente que jamais ne lui rend pas le Trastevere beaucoup plus viable que le Palatin où le courroux de Néron pourrait bien lui coûter sa tête. Assurément, le médecin lubrique Silénos le sait, sinon le naturaliste lui-même… Finalement, leur controverse sur les remèdes « de bonne femme » est édifiante, avec un Pline accusant tous les médecins d’être des charlatans expérimentant sur leurs patients, et ignares au regard de la science des anciens : tel remède improbable figure dans un livre grec vieux de 200 ans ? C’est forcément qu’il est efficace ! Si c’est écrit, alors c’est vrai. Conviction malvenue pour notre savant si savant… Silénos s’avère finalement bien moins obtus.


LES AMOURS D’EUCLÈS ET FÉLIX


Mais laissons le naturaliste à sa toux et à ses disputes très fâcheuses avec le médecin qui entend bien lui sauver la vie – comme il l’avait fait en Germanie, crottes de lapin et bave de cheval (j'avoue, le flashback est assez drôle)… Car Euclès et Félix sont aussi de la partie.


Euclès est toutefois bien moins présent que dans le premier tome – il constituait alors un véhicule d’identification parfait pour le lecteur, en tant que narrateur occasionnel et point de focalisation. Ce n’est plus aussi vrai dans ce tome 2, et je trouve qu’il y perd… D’autant sans doute que son rôle essentiel, ici, relève de clichés un peu embarrassants à base d’amourettes adolescentes forcément contrariées. En effet, contre l’avis de Pline mais à la requête de ses proches, c’est Euclès qui est parti à la recherche du médecin Silénos, et l’a trouvé, forcément, dans un lupanar – un peu la résidence secondaire du vieux Grec. Mais, là-bas, il a aussi fait la rencontre d’une jeune femme (mais aux traits quelque peu androgynes, surtout avec ses cheveux courts), une prostituée bretonne (vraiment bretonne, j’entends, au-delà de la Manche) du nom de Plautina. Et muette tant qu’à faire. Son sort est tragique, avec tout ce que vous pouvez supposer. Et je dois dire que cette sous-trame, au mieux, ne m’a guère emballé : très convenue, que ce soit dans le romantisme adolescent qu’elle implique, les souffrances de la jeune fille, ou les protestations du puceau Euclès que « ça n’a rien à voir avec ça », c’est du déjà-lu qui pour l’heure ne mène nulle part – ou probablement à charger encore un peu la barque concernant Néron, mais pas exactement de la manière la plus fine.


Félix ? Je trouve que son cas est plus intéressant. Personnage assez discret dans le premier tome, il gagne ici en épaisseur – pas tant dans la scène où il casse des bras, disons qu’elle est au mieux cocasse, mais plutôt quand nous le voyons retrouver sa (pas si petite) famille, et sa matrone pas commode. L’occasion de rendre le bonhomme plus sympathique en l’humanisant – celle aussi, pour Pline entrant dans le tableau, de livrer un aperçu des difficultés propres à l’urbanisation poussée de Rome... autant que de sa maladresse à l’égard de ses semblables, même quand il entend se montrer généreux. C’est probablement la séquence que j’ai préférée dans ce deuxième tome.


VA-T-ON QUELQUE PART ?


Pour le reste… Je ne cacherai pas ma déception. Sans aller jusqu’à prétendre que ce deuxième tome est mauvais, car il ne l’est pas et je l’ai lu sans vraiment m’ennuyer, demeure cependant cette impression pour le moins fâcheuse d’une BD qui ne va nulle part.


Chroniquant le premier tome, globalement avec enthousiasme, j’avais noté qu’il s’agissait toutefois d’une sorte de volume d’exposition, qui ne prendrait véritablement tout son sens qu’avec la suite. Hélas, le tome 2 ne joue pas en faveur de cette lecture – car, sans plus vraiment avoir le prétexte de « l'exposition », il se disperse, et globalement de manière très convenue, sans jamais définir le moindre objectif valable… même de substitution.


En effet, le problème est à mon sens d’autant plus gênant que ce qui faisait la force du premier tome, pour l’essentiel, a disparu. Ainsi, notamment, de la thématique scientifique, même éventuellement ambiguë, qui semblait aller de pair avec la mise en scène du grand naturaliste Pline. Le premier tome traitait, et avec habileté, d’une multitude de sujets de cet ordre, des volcans à la pharmacologie en passant par l’architecture, sans jamais vraiment donner l’impression de digressions didactiques, mais en les intégrant parfaitement au cœur même de la narration. Ce n’est plus guère le cas ici : outre une brève description des systèmes d’eau courante à Rome, pression extrême et tuyaux de plomb, nous n’avons finalement ici dans ce registre que le long débat médical et pharmaceutique opposant Pline et Silénos – une bonne scène sans doute, mais le vide autour n’en est que plus flagrant.


Bien sûr, à cet égard, la dimension « imaginaire » du savoir de Pline en pâtit à son tour – tout juste si le naturaliste mentionne en passant le monstre marin entraperçu dans le premier tome (mais j’ai cru comprendre que le troisième tome reviendrait éventuellement à ce genre de choses).


J’avais l’impression, fausse il faut croire, que c’était là le cœur de la BD, pourtant.


Et une autre dimension intéressante du premier tome semble avoir totalement disparu ici : le comparatisme entre la Rome antique et le Japon contemporain – certes, c’était l’essence même de Thermae Romae, sur un mode plus direct, et peut-être Yamazaki Mari a-t-elle d’autant plus de raisons de s’en éloigner pour cette nouvelle BD romaine...


Mais du coup il manque vraiment quelque chose dans ce tome 2 – qui part dans de multiples directions, et bien trop « faciles » le plus souvent (l’idylle avec la prostituée maltraitée, Néron psychopathe, Poppée ambitieuse…) ; mais sans aller véritablement nulle part ?


HEUREUSEMENT, LE DESSIN ?


Ne reste plus qu’une chose : la reconstitution de Rome. Et c’est sans doute très bien fait. Cela ressort certes pour partie du scénario (la médecine, l’urbanisme, la criminalité dans le Trastevere…), mais, finalement, c’est surtout le graphisme qui brille, ici – au point d’absorber peu ou prou tout le reste.


Yamazaki Mari et Miki Tori, dans leurs commentaires en fin de volume, notent d’ailleurs que leur méthode de travail a évolué. Au départ, le scénario était le seul fait de l’auteure de Thermae Romae, qui prenait également en charge le dessin des personnages ; Miki Tori, quant à lui, s'occupait du dessin des décors, avec éventuellement quelques rares autres éléments, comme les « personnages non humains ». Le résultat était très convaincant (à vrai dire, j’étais bien plus enthousiasmé que dans Thermae Romae). Mais les frontières entre les attributions des deux auteurs sont plus floues maintenant, avec des interventions de chacun dans le domaine censément réservé de l’autre, et c’est probablement encore mieux comme ça.


Le dessin est vraiment bon, oui : les décors réalisés avec une attention scrupuleuse faisant appel à une solide documentation, mais aussi les personnages qui expriment toute une variété d’émotions avec une finesse admirable (à cet égard, sans doute est-ce aussi que je gagne en sensibilité à force de pratiquer le dessin de la mangaka : je ne garantirais pas que c’est forcément bien meilleur que dans Thermae Romae, c’est probablement surtout que j’y fais davantage attention maintenant).


C’est à ce stade la force de Pline – mais, hélas, au vu du reste dans ce deuxième tome, c’est peut-être bien la seule qui compte encore...


DÉCEVANT…


Une déception, donc. Ce deuxième tome ne me paraît globalement pas à la hauteur des attentes que le premier paraissait promettre. Les Rues de Rome se lit sans déplaisir, mais aussi, en ce qui me concerne, sans passion…


Je vais probablement laisser encore une chance à la BD avec le troisième tome – mais si celui-ci ne me convainc pas davantage, il me faudra arrêter les frais.

Nébal
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le 20 juil. 2017

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