La France a un incroyable talent, celui de louper des opportunités en or. Notez bien qu'elle peut importer des kilotonnes de déjections pour en nourrir ses pourceaux de lecteurs et trouver le moyen d'omettre les moindres pépites baignant dans la fange. Il n'y a pas en France une seule série de Nobuyuki Fukumoto qui soit disponible sur nos étals. Pas une. Il est pourtant prolixe l'animal, et même qu'il a du succès au Japon. Peut-être que sa tête de ne revient pas à bon nombre de nos maisons d'édition. Si on pouvait me fournir un argument rationnel relatif à ce dédain éditorial construit à l'encontre de ce génie, je serais client. Car je ne me l'explique simplement pas.
Penserait-on, après ce remarquable plagiat de Kaiji que fut Squid Game, que certains éditeurs commenceraient à se creuser la tête, que nous commettrions là une remarquable erreur. C'est pas d'un créneau dont bénéficie Kaiji en France, pas même d'un boulevard, mais d'une foutue voie lactée dans laquelle personne n'ose s'engager.
Deux adaptations animées à succès, la série la plus vue Netflix l'a plagié jusqu'à lui rogner les os, deux œuvres de l'auteur figurent dans un top 100 SensCritique, même PNL chante littéralement ses louanges et rien n'y fait ; personne ne moufte.
Mais croyez bien que le prochain résidu de fausse-couche de Shônen sans idée et sans saveur, ça, ça va faire turbiner les rotatives ; par millions qu'on en imprimera. Kaiji ? Ça fait un quart de siècle qu'on l'attend alors que la série est toujours en cours Japon, et y'a pas même l'ombre d'une édition limitée qui se profile. Mais enfin merde, je vais quand même pas devoir fonder ma propre maison d'édition pour avoir un jour le privilège de tenir un de ses volumes à pleines mains. Si ?
La présente critique concerne ici toutes les séries Kaiji, à savoir Tobaku Mokushiroku Kaiji, Tobaku Hakairoku Kaiji - ces deux titres ayant été adaptés en version animée - Tokaku Datenroku Kaiji, Tobaku Datenroku Kaiji: Kazuya-hen, Tobaku Datenroku Kaiji: One Poker-hen et Tobaku Datenroku Kaiji: 24 Oku Dasshutsu-hen actuellement en cours de parution alors que je rédige cette critique. Car l'aventure Kaiji, elle a près de trente ans et trouve encore le moyen de secouer les tripes avec la même intensité qu'à ses débuts houleux.
On ouvre Kaiji - allégoriquement puisqu'il n'y a pas moyen de se procurer un volume - et on constate immédiatement le dessin. C'est généralement de ça dont sont faits les mangas en premier lieu, il n'y pas de quoi s'en étonner. Mais ce dessin, on l'observe scrupuleusement et d'un air circonspect de prime abord, parce qu'il a franchement de quoi dérouter. Original, il n'est, mais pas comme peuvent l'être des œuvres de Taiyô Matsumoto qui apparaissent hors de ce monde. Car il faut l'écrire franchement, le style graphique de Kaiji n'est pas seulement minimaliste, il est l'incarnation même du minimalisme.
Les personnages nous parviennent davantage comme un amas de formes géométriques très grossières que comme des corps à proprement parler. Les postures des personnages sont rigides ; qu'on se le dise franchement, Kaiji n'est pas un manga qu'on lit pour se lustrer les prunelles. Et ce dessin, malgré ce que j'ai ici présenté comme des tares, je l'adore.
Peut-être parce que le fond en est si savoureux qu'il me prévient de déconsidérer la forme, mais surtout parce que ce style n'est pareil à aucun autre. Nobuyuki Fukumoto n'est pas un auteur des plus conventionnels son style d'écriture s'harmonise finalement avec son style graphique. L'auteur, en effet, a le don de s'emparer d'un concept simple, élémentaire et de lui faire crever l'écran. Il en va de même avec ces dessins où l'intensité des sentiments véhiculés n'a pas besoin de s'embarrasser de traits pluriels et sophistiqués pour nous communiquer le stress, la terreur ou la joie d'un instant. De son crayon, Fukumoto exprime énormément à partir de rien. Il nous présente du plomb et en fait de l'or ; et sans jamais forcer sur l'encre.
Kaiji, c'est simple. Assez pour ne pas avoir vraiment besoin de s'embarrasser d'un scénario. Car de quoi en retourne-t-il très exactement ? Le protagoniste, astreint à une dette qu'il ne peut pas payer, est amené à jouer à des jeux clandestins pouvant l'enrichir ou bien le réduire à l'esclavage. Ses aventures n'auront alors été qu'une succession de jeux s'étalant parfois sur des dizaines de volumes durant pour certains d'entre eux. Seule la dernière série en date rompt avec ce principe sans pour autant renier l'aspect conceptuel de l'œuvre.
Shinobu Kaitani nous a fait vibrer avec les chaises musicales, Nobuyuki Fukumoto, lui, vous fera perdre haleine avec une partie de Pierre-Papier-Ciseau. Chaque partie, avec des règles simples, amènera Kaiji à s'embarrasser de tactiques démoniaques pour réussir à s'extraire de l'Enfer du jeu dans lequel il replongera pourtant très volontiers chaque fois que l'occasion se présentera.
Bon sang.... Fukumoto parviendra même à rendre stratégique une partie de Pachinko. Il faut le voir pour le croire ; mais il faut passer un bilan de santé avant. Les chutes brutales succèdent aux ascensions fulgurantes ; pour un succès que rencontre Kaiji, il y a dix revers plus cinglants en embuscade. Le yoyo émotionnel vous noue les tripes et vous comprime le cœur d'autant plus violemment que Kaiji ne gagne pas toujours. Et les défaites se payent comptant.
L'honnêteté m'oblige à reconnaître - sans jamais renier l'auteur - que l'adaptation animée - ou plutôt ses adaptations animées, transcendent l'œuvre. Entre la sublime patte graphique qui ne dénature jamais le trait de l'auteur, la musique signée Hideki Taniuchi - qui a pris plus de 10 fermes pour un joint rappelons-le - et le soin porté à la narration orale ; tout cela concourait alors à transformer l'or en diamant.
Les personnages de Kaiji ne sont pas remarquablement construits ; ils se conçoivent davantage comme des entités biologiques avec un système nerveux - très nerveux - que comme des personnalités tranchées. Et pourtant, ils seront nombreux ces personnages à être haïs pour leur veulerie, prouvant par-là même qu'ils ne laissent pas indifférents qui porte son regard sur eux. Le pathétique s'arroge une place de maître dans l'œuvre et la grandeur comme la bassesse côtoient chaque personnage au point des les rendre pittoresques et crédibles à un point où c'en est douloureux.
Kaiji, tout misérable peut-il être à bien des égards, est un vrai héros qui souffre dans sa chair et se sacrifie pour les autres mieux encore que ne le ferait un protagoniste de Shônen pour le plaisir de la pose. Rien ne l'obligeait à payer la dette de ses camarades après avoir vaincu Ichijou, encore moins de partager ses gains avec eux et pas même de faire honneur à un camarade défunt en sauvant son fils ingrat. Et pourtant, il l'a fait. Ça n'a l'air de rien quand je l'écris, mais quand on le vit - car l'expérience Kaiji se vit davantage qu'elle se lit - ces actes de générosité ont une portée si grandiose qu'elles paraissent sortir de l'œuvre.
Pas besoin de gonfler les bras ou de se perdre dans de grands discours lénifiants pour être un héros, il suffit simplement de savoir respecter ses engagements même quand rien ne nous y contraint. On apprend mieux à être un homme en suivant le parcours d'un perdant magnifique comme Kaiji qu'en cherchant à pasticher Kenshirô en soulevant de la fonte. Être un homme, c'est finalement plus une affaire de couilles que de biceps me semble-t-il. Et ses couilles, Kaiji les misait chaque fois en tremblant sur la table de jeu là où tout le monde préférait se coucher. Fukumoto est coutumier des héros s'illustrant par un courage ordinaire dont les chroniques sont finalement plus étincelantes que les récits des héros antiques car, elles, au moins, ont quelque chose de vrai.
Les trahisons font ici plus mal qu'ailleurs. On retrouve Brutus et Judas coalisés au moindre carrefour. Ce n'est pas tant des hommes de la Teiai dont Kaiji doit se méfier, mais de ceux à qui il vient en aide. Il s'en est trouvé fort peu parmi eux pour le pas lui tourner le dos aussitôt après avoir été sauvés par ses soins. Et ça, quand ça n'était pas pour le trahir alors même qu'ils lui devaient la vie.
Les personnages dans Kaiji sont désespérément humains, c'est-à-dire faibles, minables et égoïstes. Et pourtant, même en les observant insérer un poignard entre les côtes d'un personnage principal auprès duquel on ne peut que s'identifier, on peine à leur en vouloir. N'en aurions-nous pas fait autant pour sauver notre peau ? Ne le faisons-nous pas déjà, dans une moindre mesure ? Chaque mesquinerie que j'observe ici me renvoie à ma propre condition, et il y a de quoi baisser les yeux. Comme Kurosawa dans une autre œuvre de Fukumoto, Kaiji est un véritable exemple, une source d'inspiration rafraîchissante vers laquelle il nous faut nous tourner continuellement afin de nous ragaillardir. Il est faible, il est parfois indigne et lâche et pourtant, il est le plus vertueux d'entre nous tous. Le panache peut se manifester sous les augures les plus insoupçonnées et Kaiji en est la preuve incarnée. Je le dis sans emphase mal placée, Kaiji a tout de la figure christique. Cent fois il a été tenté par le diable alors qu'autour de lui il n'y avait que le désert, et chaque fois il a résisté, quitte à devoir en payer le prix fort. Comme cet homme de la Teiai qui se gaussait de sa candeur alors que Kaiji se ruinait pour sauver des inconnus, moi aussi, devant tant de dévotion, je lui aurais lâché 30 000 yens pour qu'il puisse festoyer avec eux. Kaiji ne se contente pas de lutter contre le diable, il séduit même ses démons malgré lui. Il est angélique en diable et authentique autant par ses pleutreries que ses hauts-faits.
Avec Kaiji, la jubilation extatique d'un instant caresse de près le désespoir abyssal qui s'ensuit. Comparé à ces histoires où l'on sauve le monde, les enjeux présentés ici paraissent bien anecdotiques. Et pourtant, ils paraissent valoir plus que le poids de l'univers tout entier grâce à un scénario de maître. Un scénario qui n'en est pas tant un, celui-ci s'acceptant davantage comme une suggestion de prétextes à faire plonger Kaiji dans l'Enfer du jeu de la Teiai.
Kaiji, quand on l'extrait du tumulte haletant des batailles de nerfs, n'est plus que l'ombre de lui-même et retrouve la place de parasite qu'il avait quitté en embarquant pour la première fois sur l'Espoir. C'est toujours douloureux de le voir toucher le fond continuellement après s'être juché sur des sommets, mais le faire chaque fois partir du fond des abysses ne rend ses ascensions que plus spectaculaires. Sa vie, elle ne trouve un sens qu'au front, face à la Teiai. Et cela, Kaiji le regrette car, cette même Teiai, si on n'en vient pas à bout : elle vous broie. Maudit qu'il est, Kaiji ne peut exercer son potentiel qu'à condition d'engager sa vie. C'est encore pour cela qu'il vivote et ne se risque à rien. Mais la main de la Teiai le replonge toujours dans le bain en le saisissant par la nuque. La Teiai est la chose qu'il redoute le plus et pourtant, sans elle, jamais il n'aurait pu s'accomplir en tant qu'homme. Comme cela a été dans Shigurui, «celui qui ne souffre pas n'apprend pas».
De son propre aveu, Kaiji «survit sans vivre», car il vit plus intensément que quiconque ; au point de risquer de se consumer.
Avant d'entamer la lecture de l'œuvre et, plus spécifiquement, de sa troisième partie, j'encourage les lecteurs potentiels de se familiariser préalablement avec les règles du Mahjong dont il sera question. Fukumoto renouait alors avec ses premiers amours pour donner lieu à des parties de jeu de plateau qui n'auraient su être plus intenses.
Les stratégies de triche et de réflexion sont toujours prodigieuses dès lors où il s'agit de rincer l'adversaire. Rien qu'avec une simple lampe de chevet et un angle mort, la fortune peut sourire aux audacieux. À condition que les audacieux trichent éhontément et brillamment. Kaiji est une figure christique, sans doute, mais avec un as dans sa manche et ce qu'il faut de dés pipés pour solliciter la chance comme il se doit. La chance se doit à celui qui sait mieux la séduire après tout, tricher fait partie du jeu. Seul celui qui triche le plus mal et ne sait pas contrecarrer ou prouver les manœuvres de son adversaire peut s'en prendre à lui-même.
Le pouvoir de la volonté, quand il est question de Kaiji, n'est pas qu'une succession de mots creux. C'est fait tangible qui a une prise sur nous. C'est incroyable qu'un manga qui, de prime abord, a une approche apparemment si superficielle de la psyché humaine, puisse penser aussi loin sur des considérations psychologiques entre autres réflexions sur le déterminisme. Comme quoi, réfléchir comme il faut, ça n'est pas l'affaire d'une masturbation intellectuelle faussement lyrique mais d'une démonstration pratique et éloquente.
Tous ces personnages de Shônen qui postillonnent et vomissent leurs truismes baveux sur le pouvoir de l'amitié, on aurait aimé les voir être tourmentés par le supplice de l'Appareil à Tester l'Amitié. Une torture psychologique admirablement bien amenée qui supplantera bien des supplices dont vous aurez pu être spectateur. je vous parle là d'une amitié qui, plus tard, lorsque se jouera une partie de poker particulière, aura quelques atouts à faire valoir.
Nobuyuki Fukumoto serait-il né en des temps et des lieux plus propices à exercer son art que le NKVD se serait vraisemblablement arraché ses services à prix d'or. Il a un don pour la torture psychologique et j'ai le don d'apprécier ce qui en résulte. Je ne sais pas où il a pu trouver toutes ces idées depuis près de trente ans, mais je ne serais pas étonné que quelques polices secrètes peu scrupuleuses, à des endroits épars de ce monde, n'hésitent pas à s'inspirer de ses inventions. Je sais en tout cas qu'un certain Coréen ne s'est pas privé de le plagier allègrement.
L'Appareil à Tester l'Amitié est une expérience de Milgram à la puissance 10. Tout le potentiel en matière d'astuce y est exploité jusqu'à la dernière bribe. De même qu'avec une base de 10 simples chiffres, on peut donner lieu à des équations d'une infinie complexité, en partant d'un concept simplissime, Nobuyuki Fukumoto est capable de multiplier les situations impensables et succulente à dévorer du regard pour mieux s'en rassasier de l'esprit.
Il peut se passer parfois cinq chapitres de réflexion introspective avant qu'un personnage place une mise ou ne révèle ne serait-ce qu'une carte. Ça paraît long et pourtant, il n'y a pas une case à jeter. La torture psychique y est rapportée jusqu'au dernier résidu de névrose et bon sang ce que c'est savoureux. Ces tourments valent autant pour Kaiji comme pour ses adversaires qui, chacun, risquent autant la défaite.
Ne croyez pas que Kaiji soit fait en plotonium enrichi, le bouclier de l'intrigue, dans son arsenal, n'est fait que de paille. Il peut perdre et il perd. Parfois plus que de rigueur. Et cette simple perspective suffit à embraser le rythme cardiaque de celui qui le regarde miser inconséquemment.
Durant la partie de One-poker cependant, on tourne parfois en rond trop longtemps. La 23eme manche était interminable. D'autant que durant cette manche, pendant près de 10 chapitres durant, Kaiji n'a même pas seulement envisagé l'idée que Kazuya puisse avoir une carte supérieure à 9, ce qui aurait été ma première préoccupation. L'escalade des mises de la 24eme main était aussi insupportable à force. Elle aurait gagné à être condensée en deux chapitres. D'autant que l'issue était prévisible.
Et puis, finalement, après plus de 20 ans de publication, alors qu'on s'était habitué à la recette Kaiji, voilà que l'assaisonnement n'est plus le même. On entre soudainement en territoire inconnu après la partie de One-poker. Plus question de jeux. Plus de jeux conventionnels en tout cas - si tant est que les jeux de Kaiji aient jamais été conventionnels. On renoue avec Saikyou Densetsu Kurosawa et ce qu'il convient d'appeler La Stratégie Humaine ; ce monde commun où chaque décision aura été pesée et sous-pesée par des aléas tactiques.
Les stratégies pour fuir le Japon avec l'argent sont une leçon de survivalisme en milieu urbain. L'ingéniosité quitte la table de jeu pour se transposer dans un autre cadre plus global, mais elle est bien présente ; omniprésente même. Chaque geste est minutieusement réfléchi des heures à l'avance. Kaiji, c'est un homme qui part pisser avec un monologue introspectif en tête et qui mesure l'enjeu de la moindre gouttelette sur la cuvette. Y'en a qui sont vannés par ce surplus de réflexion tous azimut, moi, ça me galvanise. C'est le propre des INTJ-T paraît-il.
Tout du long de l'intrigue, la narration enrobe le récit et on se laisse glisser paisiblement. On a beau avoir lu Kaiji avant tout pour les jeux, ce changement de cap ne dépayse pas, l'ADN du manga est inscrit sur chaque page. Tout change et pourtant, rien ne change. On renouvelle sans trahir. Fukumoto est un conteur-né. Même sans les cartes, les billes de Pachinko ou encore les pièces de Mahjong, il peut nous provoquer des crises cardiaques rien que par le pouvoir de l'expectative. Si vous avez une baisse de tension, Fukumoto est un remède ; si vous avez des problèmes cardio-vasculaires, il sera votre fossoyeur.
Les emmerdes s'accumulent, leur poids et écrasant et pourtant... il s'agit souvent de futilités dont l'étendue des conséquences engendrent des malentendus qui compliquent la donne. Fukumoto nous tient en haleine et bouscule son récit simplement parce que le pantalon d'un personnage est passé à la machine. Si j'ai appris quelque chose en lisant Kaiji, c'est qu'il faut impérativement vider les poches de son pantalon avant de le mettre à la machine.
Jeunesse qui lit cette critique, drogue-toi si tu veux, au point même de rejoindre le cartel de Mexico si tu le sens. La roulette russe ? Pas de problème. Le proxénétisme, l'homicide, tout ça, je t'en fais pas le reproche. Mais de grâce ! VIDE TES POCHES AVANT DE METTRE TON FUTAL À LA MACHINE ou apprend à retenir 4 mots et 2 chiffres par cœur. Et ayez vos papiers sur vous.
Les retrouvailles avec Chang, pour ce qu'elles ont de dérisoire, m'ont vraiment ému devant le pathétique de la situation. À partir d'un rien, Fukumoto sait créer un tout qui nous enveloppe et nous embarque à notre corps et même à notre cœur défendant.
Endou revient dans l'intrigue et la traque commence. Jamais une enquête n'aura été aussi trépidante dans un manga depuis Death Note. C'est vraiment le Escape Game ultime, celui qui se joue à l'échelle d'un pays et où on risque sa vie.
On appréciera par ailleurs les hommes de la Teiai qui, même en costume et avec des lunettes de soleil, sont finalement très éloignés de cet idéal du professionnel froid et rigoureux. Malgré l'aura oppressante qui se dégage d'eux, tous sont gaffeurs, incompétents et grotesques à souhait ; humain comme on ne saurait l'être davantage. Ce n'est pas pour rien que Fukumoto leur a même dédié un spin-off.
Les réactions de la mère de Kaiji alors que celui-ci cherche à lui expliquer sa situation en éludant les aspects illégaux de sa situation constituent de grands moments de comédie. Un humour propre à l'auteur et que je ne saurais définir. Je pense que tout ce qui a été décrit de la plume de Fukumoto relate à différents égards la bassesse humaine ; une bassesse qui s'illustre dans ce qu'elle a de plus crasse, de plus morbide, mais aussi de plus pathétique et de plus authentique. En ces pages, les «sales types» côtoient les «braves gens» et tous ont leur rôle à jouer ; leur valeur ajoutée à dilapider dans l'œuvre.
Les personnages du manga n'ont pourtant rien de grandiose, ils sont simples. Car c'est ça, en gros, le répertoire de Fukumoto ; une ode à la simplicité. Pour un peu, ça s'inscrirait presque dans le courant littéraire naturaliste - pas mal remanié je l'avoue. Mais il y a de ça. Du naturalisme dans la fange, une fange qui recouvre un minerai d'or.
Moi qui cherchais une définition de l'intelligence au-delà du cadre psychotechnique - qui ne vaut finalement rien - je l'ai trouvée dans un volume de Kaiji. L'intelligence, c'est la propension à douter, se remettre constamment en question tout en envisageant les «Et si» qui peuvent se concevoir à chaque instant. Je me navre de savoir que bon nombre de lecteurs de cette critique viennent de se découvrir stupides. À l'exception bien sûr de ceux qui m'auront choisi comme éclaireur. Naturellement.
L'humour, je l'ai mentionné brièvement, trouve toujours le moyen de nous parvenir après avoir été longtemps maintenu sous le boisseau des jeux qui, à présent, n'est plus de rigueur. Il y a un humour pince-sans-rire qui repose principalement sur le malentendu et le grotesque joliment articulé par une narration implacable dont on ne saurait trop dire si elle est purement objective. La paranoïa d'Endou est à pleurer de rire quand Kurosaki (non, pas celui-là) l'invite en camping.
La moindre conversation anodine devient une stratégie mortelle. Il y a presque un arc narratif entier centré autour de magazines pornos... et ça se paye le culot d'être aussi drôle que fascinant.
Il est rassurant de se dire qu'un manga aussi simple et atypique persiste à séduire des lecteurs au Japon. Il est cependant alarmant de constater qu'aucune maison d'édition française ne semble se préoccuper d'un pareil joyau. Il est là, étincelant, à attendre qu'on s'en saisisse, et personne ne fait attention à lui.
Je lis Kaiji, je vois le traitement qu'on lui réserve en France et je me demande... combien de pépites comme celle-ci ne bénéficient d'aucune promotion ? Combien de pépites d'or sous la fange n'attendent que d'être cueillies par des prospecteurs avides d'œuvres stimulantes pour le cœur et l'esprit ?
Laisser Kaiji sous la fange, c'est finalement s'accepter comme cette même fange qui dissimule un trésor qui se doit de parvenir à chacun.