Critique commune aux volumes 2 et 3.
Critique initialement publiée sur mon blog : http://nebalestuncon.over-blog.com/2018/11/innocent-vol.2-et-3-de-shin-ichi-sakamoto.html
Retour à Innocent, manga « historique », avec vraiment plein de guillemets, de Sakamoto Shin’ichi, avec les volumes 2 et 3… et, euh, bon, décidément j’ai un peu de mal – et ceci alors même que le sujet est vraiment très, très bon : la destinée de Charles-Henri Sanson, le plus fameux représentant de la plus fameuse des dynasties de bourreaux françouaise, à l’époque charnière qui voit le siècle des Lumières basculer dans la Révolution puis la Terreur. Maintenant, le réalisme historique n’est clairement pas de mise ici – ni au plan du graphisme, où l’auteur et sa flopée d’assistants en font des caisses côté magnificence, luxe, érotisme (et notamment homoérotisme), coiffures L’Oréal qui volent au vent parce qu’elles le valent bien, badasserie baroque-romantique et symbolisto-expressionnisme appuyé, ni bien sûr au plan du scénario, au regard duquel la très élégante formule pré-#MeToo attribuée à Alexandre Dumas que vous savez, eh bien, a quelque chose d’un brin timoré…
Résumons à gros traits l’histoire de ces deux volumes : nous avions laissé Charles-Henri Sanson, le pauvre, en train de se livrer à sa première exécution publique, celle tant qu’à faire de son fol amour Jean de Chartois – et la dernière case laissait comprendre qu’il avait merdé… Oui, c’est peu dire : son premier coup n’a pas tué sa victime, et il faut recommencer – et c’est de pire en pire ! Au point où la foule hypocrite, comme cela a pu se produire, remise sans trop de façons sa soif de sang de côté pour dénoncer vertueusement la boucherie à laquelle elle assiste : l’émeute gronde, et la réputation de Charles-Henri en est aussitôt entachée… jusque dans sa famille, dont certains membres, le paternel à demi-mort inclus, tendent décidément à croire que le rejeton récalcitrant et timide est un raté dans la dynastie ; la grand-mère de Charles-Henri seule s’attache encore à faire de lui le futur bourreau Sanson, certainement pas en raison de son bon cœur (elle est l’antithèse du bon cœur), mais parce que C’EST COMME ÇA, ce qui a toujours été la plus mauvaise des raisons – et Charles-Henri est bien conscient de n'être qu'un outil entre les mains bien trop propres de l'inquiétante et perverse dame. Les mâles n'ont en effet pas l'apanage des fantasmes sanguinolents, ce que démontre de plus en plus ici le portrait de la jeune sœur de Charles-Henri, Marie-Josèphe, créature séduite par la voie du bourreau, que son sexe lui prohibe… mais qui a quelque chose d'un peu punk, en même temps ? Sauf erreur, elle est l'héroïne du spin-off titré Innocent Rouge...
Mais revenons à notre timide Charles-Henri, qui (bien trop brusquement à mon goût…) se ressaisit, et assume enfin sa destinée – et cela tient sans doute au moins pour partie (on nous le laisse entendre assez explicitement) à une sorte de trauma sexuel inextricablement lié à la tâche salissante du bourreau. Mais il y a aussi de l’idéal chez Charles-Henri – qui accepte enfin sa mission, mais l’accompagnera en même temps, sinon d’un militantisme ouvert (mais pourquoi pas, le Charles-Henri Sanson historique a bien pesé dans l'adoption de la guillotine ultérieurement), sinon d'un militantisme ouvert donc, du moins des vœux les plus généreux pour qu’un jour, enfin, on cesse de tuer au nom de la justice, et s’il peut jouer un rôle à cet égard, il ne reculera pas ; d’ici-là, il fera en sorte d’épargner les souffrances à ses victimes désignées... ce qui n'est pas gagné, comme on le verra dès ces deux volumes.
Il faut sans doute y associer un versant parallèle des activités des Sanson – qui est la pratique de la médecine ; un bon bourreau doit parfaitement maîtriser l’anatomie humaine, et plus encore : aussi les Sanson dissèquent-ils en famille des cadavres au cours de leur formation perpétuelle, ce que l’estomac fragile de Charles-Henri tolère (forcément) mal, initialement du moins. Mais cela va au-delà, et les Sanson, occasionnellement, donnent des consultations, gratuites. C’est ce qui amène Charles-Henri à s’occuper d’un enfant très mal en point, qui a le bon goût d’être le fils d’un jeune homme assez sexy, dans un registre un peu plus viril (mais pas trop non plus) que de coutume dans cette BD qui prise autrement l’androgynie.
Et ce jeune homme assez sexy n’est pas n’importe qui : il s’agit ni plus ni moins, la vérole oubliée en route, de Robert-François Damiens ! Oui, le régicide de Louis XV… que Charles-Henri aura la rude tâche de supplicier dans les conditions que l’on sait, et qui ont fourni de belles pages, assurément dégoulinantes, à Michel Foucault, en ouverture de son Surveiller et punir. Ce lien préalable entre les deux personnages est bien sûr totalement fantaisiste – au moins autant que l’allure du régicide, sans même parler de sa motivation (prérévolutionnaire dans le manga, même si cela témoigne avant tout d'une méconnaissance fréquente de ce que serait la Révolution ultérieurement ; or, historiquement, j'ai l'impression que les raisons au geste de Damiens demeurent encore un peu floues, si nous savons tout de même que le personnage gravitait autour de l’opposition parlementaire, ce qui a pu être décisif – et là, souvenirs, souvenirs, j’en avais causé sur ce blog, il y a longtemps de cela, c'était une autre époque…).
Reste que le troisième tome d’Innocent est presque intégralement consacré aux tortures subies par Damiens avant son exécution (le tortionnaire, appelé ici Soubise, créature certes sadique, arbore un étrange tatouage en forme d’étoile et des costumes guère appropriés à sa salissante tâche, qui en font plus une icône glam qu’autre chose, un échappé de Kiss éventuellement – et, euh, là c’était vraiment too much pour moi, bien plus que la violence ahurissante des tortures infligées…), puis aux premiers moments de son interminable supplice (il reste encore beaucoup de marge à la fin du bouquin) ; un supplice donc particulièrement atroce, et atrocement mené par l’oncle de Charles-Henri, Nicolas-Gabriel, exécuteur des hautes-œuvres de Reims, désireux de faire de la chose un spectacle tellement inouï dans sa brutalité et son horreur, qu'il lui permettrait d’hériter de la charge de son aîné…
Bon.
Je ne suis pas très convaincu. Hein. Le premier tome m’avait laissé un peu perplexe, mais quand même curieux de lire la suite – de voir ce que ça pourrait donner. Notamment parce que j’aimais bien le dessin très « photoréaliste » (hors personnages, dont la dégaine baroque me parlait beaucoup moins), parce que le jeu expressionniste de l’ultime chapitre m’avait pris par surprise et emballé, et… ben, parce que j’étais curieux de voir comment Sakamoto Shin’ichi gèrerait l’histoire de France, même passablement malmenée, au fil de sa BD – et tout particulièrement en ce qui concerne la Révolution française, une période pour laquelle j'avais été pris de passion, là encore dans une autre vie...
Or, sous ces trois aspects, la lecture de ces deux volumes m’a beaucoup moins emballé… Le dessin reste très bon dans son genre, mais le découpage de Sakamoto Shin’ichi m’a un peu agacé – notamment dans ces planches muettes très récurrentes où il s’attache avant toute chose… à représenter des personnages mi-romantiques mi-sadiens qui tirent toujours invraisemblablement la langue pour exprimer leur douleur interne ? Euh… Et globalement le reste, la force initiale de la BD – les bâtiments, les costumes, les meubles, ce genre de choses –, m’a tout de même laissé bien plus froid, là où le premier volume avait au moins eu le mérite de me surprendre.
La dimension symboliste-truc du dessin (et du coup de la narration) m’a moins convaincu, là encore : l’ultime scène du tome 1 était vraiment brillante à cet égard, avec Charles-Henri qui s’était construit un monde fantasmatique de pantins pour trouver dans l'indifférence la force d'accomplir son sinistre office, une illusion qui cependant donnait beaucoup à penser aussi bien au lecteur qu’au personnage. Mais, dans les deux volumes suivants, si des procédés du même ordre sont récurrents, l’effet est tout autre – la symbolique plus lourde qu’autre chose, et, hélas, trop souvent creuse, avec en même temps quelque chose de systématiquement excessif qui empêche de prendre tout cela vraiment au sérieux. C’était peut-être l’objectif, en même temps – chose qui s’appliquera tout autant et comme de juste au traitement de l’histoire de France –, mais… ouais, décidément, j’ai trouvé ça lourd, et c’est tout.
Et le traitement de l’histoire, donc… Je m’attendais à de la caricature, hein : la BD ne fait pas mystère, dès ses toutes premières pages, qu’elle est forcément au programme – que ça fait partie du truc. Conseillers chargés des « vérifications historiques » ou pas. Reste que ça m’a plutôt déplu ici, à force d'excès – et que, visiblement, la Révolution est encore loin, par ailleurs. C’est que Sakamoto Shin’ichi prolonge les scènes ignobles datant du règne de Louis XV, tout particulièrement celles associées à la torture et au supplice de Damiens (forcément), le tome 3 entier n’y suffisant pas, et ce jusqu’au point de la complaisance – chose qui ne me gêne pas dans l’absolu, merde, j’ai beaucoup lu Sade… et il y a d’ailleurs clairement du Sade dans tout ça. Et c'est indéniablement pertinent. Mais, justement, d'une certaine manière, je me suis rendu compte, au fil de ma lecture, que la seule chose qui me tenait encore, la seule curiosité qui me demeurait, portait sur les atrocités dont Damiens serait encore la victime dans le tome 4. Une sensation pas très agréable – ai-je donc vraiment cette soif, même (rassurez-vous...) seulement littéraire, de sang et de sévices ? Mais c’est surtout parce que je n’en attendais plus rien d’autre à ce stade, oui, c’est ça le souci.
Mon vrai problème, je suppose, émerge en fait de l’association de ces trois aspects (et de quelques autres menus détails) : je ne parviens pas à prendre cette histoire au sérieux. Ça n’est pas forcément le seul fait de l’auteur et de ses choix artistiques et narratifs, plus probablement une conséquence de mes attentes générales en tant que lecteur – mais… non. Je ne parviens pas à prendre tout ça au sérieux – et au point où les choix de Sakamoto Shin’ichi, qui se défendent sans doute de bien des manières dans l’absolu (l’androgynie baroque des personnages, le sous-texte permanent associant la charge du bourreau et la sexualité, la manière de tordre l’histoire pour en dériver un autre sous-texte, davantage en forme de message, tout du long, etc.), ne parviennent guère qu’à renforcer mon impression grandissante… eh bien, de parfait ridicule. Je suppose que le point-clef à cet égard, dans ces deux volumes, est le personnage improbable de Soubise, avec son (mauvais) délire glam-SM – qui m’a illico « sorti » de la BD.
Je ne pense donc pas poursuivre l’expérience à vue de nez. Un brin de curiosité demeure, mais… Bon.