Quelque chose en nous du Paradis
Vinland Saga a plus d’un atout dans son sac : dessin précis, batailles spectaculaires, personnages flamboyants, narration atypique... Ne passez pas à côté de la plus formidable épopée nordique jamais écrite par un japonais.
Le petit Thorfinn découvre que son père, Thors, était auparavant un illustre combattant : un passé glorieux, dans cette société viking qui exalte les vertus guerrières, l'esprit de conquête et la mort l’épée à la main. Toutes valeurs dont précisément Thors s'était éloigné pour vivre une vie paisible et familiale dans la lointaine Islande. Mais rattrapé par le fracas des armes, il est assassiné sous les yeux de son fils qui, dès lors, ne vivra que pour la vengeance.
C'est la tragédie d'une enfance dévastée, d'une croissance vécue dans la sauvagerie. La haine de l'assassin de son père aveugle Thorfinn et l'empêche de progresser. Le développement de son esprit est stoppé. N'ayant pas les moyens intellectuels d'assimiler les leçons pacifistes de son père, l'enfant soldat ressasse son traumatisme et les années le transforment en surdoué du combat aux allures de clochard primitif.
L'automne dernier les lecteurs de la série ont pu découvrir qu'un des ultimes chapitres du tome 8 s'intitulait avec audace « Fin du prologue ». Les huit premiers tomes de Vinland Saga forment en effet un cycle d’introduction dont le héros n'est pas l'adolescent vengeur mais bien celui qui est l'objet de sa haine : Askeladd, le chef d'une armée de pillards vikings. Il n'est pas très fréquent que dans une fiction un méchant soit aussi réussi. Le propre d'un méchant flamboyant et charismatique, c'est précisément qu'au bout d'un moment, quelque horreur qu'il commette, le public l’admire. Makoto Yukimura a bien saisi le potentiel de son personnage et sa mise en lumière progressive est la première surprise de cette œuvre. En effet, à la lecture du premier tome à l'allure plutôt pataude il est fort difficile d'imaginer ce qui va suivre. Les vieux réflexes nous induisent en erreur et nous font prendre le jeune premier pour le centre, alors que c'est le vieux renard que nous allons regarder.
Si la présentation est parfois naïve, si les évolutions des personnages sont souvent abruptes, la trame des relations qui est tissée derrière s’épanouit dans un subtil jeu d’échos. Dans ce nœud de tragédies sur fond historique de conquête de l'Angleterre par les armées danoises et norvégiennes (fin du Xe siècle), des hommes se débattent contre leur condition et leur destin, défient les dieux et les hiérarchies sociales, et refusent d'attendre l'au-delà pour obtenir le Paradis. Ce qui donne la force à ces hommes de tempérament, c'est un rêve d'enfance qui est en eux, la vision d'une terre idéale, une contrée de paix et d'abondance où personne ne serait esclave. Cet horizon intérieur certains l'appellent « Vinland ». C'est le nom que Leif, fils d’Erik le Rouge, a donné à une terre giboyeuse et fertile qu'il a découvert à l’Ouest, au-delà du Groenland.
N’hésitant pas à perturber ses lecteurs une deuxième fois, l’auteur reprend donc son récit quelques mois après les séismes d’un tome 8 ahurissant... Nous quittons l’Angleterre ravagée pour la péninsule du Jütland, au cœur du royaume danois. Un jeune homme que nous connaissons bien s’y retrouve esclave sur un domaine agricole, les champs de blé remplacent les champs de bataille... Etranger au monde et à lui-même, la rage l’a quitté. Il n’est plus qu’une ombre. C’est là que son histoire commence vraiment. Comment va-t-il renaître ? Comment pourra-t-il se réconcilier avec l’enfant qu’il était ? Retrouvera-t-il le Vinland qui est en lui ? Si la connaissance des événements historiques réels peut nous donner quelques pistes, la hâte est grande de voir sur quels sommets émotionnels l’auteur va nous embarquer.
Vlad Bapoum