Watchmen
8.5
Watchmen

Comics de Alan Moore et Dave Gibbons (1986)

Ça faisait longtemps que je l'attendais celle-là !


Il y a peu de temps, je me disais que ça remontait à loin ma dernière claque culturelle. Vous savez, quand on découvre un truc complètement nouveau et que c'est le coup de cœur instantané. Pendant la découverte on se dit : "Mais c'est génial ça, je prends vraiment mon pied à découvrir ça au fur et à mesure !", et quand on a terminé, on a un sentiment de grande satisfaction intérieure, mais aussi un grand vide : on a envie de recommencer, presque de revenir dans le temps au moment où on ne connaissait pas, juste pour le plaisir de redécouvrir. J'en ai eu quelques-unes des claques comme ça : Star Wars quand j'étais petit, London Calling, Orange Mécanique (le film), Idées Noires de Franquin, etc.... Mais là ça faisait quelques temps que je n'avais pas ressenti ça, et ça commençait à me manquer...


J'avais déjà lu des articles comme quoi Watchmen était une des œuvres bédéistiques les plus importantes de la fin du XXème siècle, et puis, à force d'en entendre parler (en grande partie sur SensCritique, mais pas uniquement), j'ai décidé de me plonger là-dedans. J'ai découvert les comics, en général, il y a quelque temps, avec les titres Batman, dont certains étaient très très proches de cette fameuse claque (Un Long Halloween, entres autres...), mais se comportaient plutôt comme une asymptote.
J'ai lu Watchmen en une petite semaine, à raison d'un chapitre par jour (et plus les jours de repos), j'ai donc eu bien le temps d'assimiler ce qui se passait à chaque fois, essayer d'analyser la situation et deviner ce qui allait arriver... Et j'ai vraiment apprécié de voir l'histoire se révéler petit à petit !


Dans le cœur du sujet, à présent : Watchmen est une histoire de super-héros. Watchmen n'est pas une histoire de super-héros... Watchmen se déroule sur une dizaine de jours. Watchmen se passe sur 40 ans...
Je ne sais pas trop par quoi commencer. Disons que Watchmen raconte l'histoire d'un monde, très semblable au nôtre, avec un point d'inflexion : l'existence de super-héros. Alan Moore a voulu imaginer les conséquences de l'apparition de super-héros dans notre monde, et la conséquence c'est cette uchronie : un monde qui ne nous est décrit que dans des détails (les aéronefs à peine évoqués) ou à travers des moyens détournés (unes de journaux, actualités télévisées...), mais dont on arrive à se faire une idée très précise.


Les personnages principaux de cette aventure sont les fameux super-héros, et plus exactement la seconde génération : les Watchmen. La première génération, les Minutemen, constitue un énorme hommage à l'Âge d'Or des comics DC et Charlton : un groupe hétéroclite, jovial, coloré, mais dans lequel Moore s'est amusé à créer des tensions et des problèmes pour le moins surprenants chez des super-héros : homosexualité, viol, rivalités, cupidité... Les Watchmen, quant à eux, forment la seconde vague des super-héros, référence à l'Âge d'Argent, et à la gravité désormais associée au monde des super-héros. Ils sont au nombre de 6 (Le Comédien qui n'apparaît qu'en flashbacks, Dr Manhattan, Rorschach, Spectre Soyeux, le Hibou, Ozymandias) et chacun a une biographie très développée qu'on découvre au fur et à mesure de l'histoire, de façon chronologique ou non. Ces personnages sont, à la base, des gens comme vous et moi, qui ont choisi d'assumer le destin de la planète, pour ainsi dire (sauf bien sûr le Dr Manhattan qui est le seul à avoir des super-pouvoirs, et qui est la cause principale des digressions historiques). L'histoire est racontée alternativement selon les points de vue des différents personnages, ce qui permet de s'attacher à chacun d'entre eux, voire de ressentir ce qu'ils ressentent.
Si le monde est réel, les personnages le sont aussi. Ces super-héros sont avant tout humains (tous sauf un n'ont pas de pouvoir) : ils craignent, ils rêvent, ils haïssent, ils font l'amour, ils fument, ils regrettent, ils aiment, ils vieillissent. Ils ont même des opinions politiques ! Ce qui est intéressant, c'est que Moore a réussi à caractériser chaque personnage individuellement : chacun possède ses propres opinions, ses propres motivations, sa propre vision du monde et de son rôle en tant que super-héros, ses propres doutes aussi. La juxtaposition de ces différentes opinions (Dr Manhattan, Rorschach, Ozymandias...) constitue une très grande partie du moteur narratif de l'histoire, et offre une réflexion inédite sur les personnages ultra éculés que sont les super-héros. Au moment où débute le récit, ils ont (presque) tous raccroché la cape depuis au moins dix ans, et on voit donc des super-héros à la retraite, tentant désespérément de revenir à la vie normale à laquelle ils sont très peu préparés.


À côté de ces super-héros, l'histoire suit aussi le quotidien de personnages très ordinaires (le vendeur de journaux, les flics, les journalistes...), qui nous permettent de croire à ce monde, et nous donnent d'autres détails et points de vue sur ces personnages. Mieux : Moore trouve le moyen de nous raconter, parallèlement à l'histoire principale, une histoire de pirates issu d'un comic lu par un des personnages secondaires (les histoires de super-héros ayant ironiquement disparu de ce monde où ils sont réels), qui s'interpénètre avec l'histoire principale et la transcende, pour un effet des plus réussis. L'inclusion, à la fin de chaque chapitre, d'un court texte appartenant à l'univers est une brillante idée, permettant d'explorer encore un peu plus cet univers, et d'apprécier la qualité du travail de Moore.
La fin de l'histoire (qui est aussi un peu la fin de l'Histoire dans cet univers) nous rappelle qu'on n'est pas dans un monde de super-héros, mais bien dans notre monde, dans lequel des super-héros seraient apparus. Elle transcende et pousse à leur paroxysme tous les thèmes abordés durant l'histoire (l'opposition entre le bien et le mal et son irréalité concrète, la valeur et le sens de la vie, la foi en l'humanité, l'absurdité de la condition humaine...), pour un final inoubliable, assez inattendu, mais finalement tellement logique par rapport à ce que Moore essaie de nous dire.


Concernant le dessin : il est juste magnifique. Les plans ultra-audacieux sont légion (beaucoup de travellings avant et arrière). Les jeux de lumière et de contrastes sont assez impressionnants, sans trop en faire, toujours au service de l'histoire. Gibbons propose de nombreux gros plans sur les visages des personnages, qui expriment toujours parfaitement leurs émotions. Le dernier portrait de Rorschach est particulièrement réussi : je me suis vraiment senti désolé pour ce salopard ! Gibbons tente également pas mal d'expérimentations (l'épisode 5 Fearful Symmetry est une trouvaille de génie, la couverture de chaque numéro qui en est aussi la première case...), et utilise des symboles récurrents (smiley, symétrie, horloge...), qui complètent magnifiquement le propos de Moore.
Au niveau du style, le dessin m'a beaucoup rappelé la BD franco-belge. Les visages et expressions des personnages me font penser à Gotlib, une case de Rorschach qui saute dans le vide depuis une fenêtre d'immeuble en pleine nuit m'a fait énormément penser à une image très similaire dans La Marque Jaune. La coloration, un peu datée il faut bien le dire, m'a évoqué la ligne claire, et je pense que ce n'est pas fortuit. Parallèlement à ça, le dessin rend parfaitement hommage aux comics des années 40 à 60 (les costumes des super-héros, le design des décors...). Au final c'est une combinaison des deux très réussie.


Et puis Watchmen est une histoire qui va au fond des choses, qui touche au centre de la condition humaine. Bon ce n'est pas du Kant non plus, mais on sent que les actions et réflexions des personnages impliquent bien plus que leur propre personne ou leurs proches. Watchmen, c'est plus qu'une histoire de super-héros, c'est autre chose de plus grand, de plus majestueux. L'enchainement des événements repose d'ailleurs très peu sur des scènes d'action attendues habituellement dans une histoire de ce type. Les personnages, leurs dialogues, leurs interactions : voilà le véritable moteur de cette histoire.
Si jamais quelqu'un a eu le courage de lire jusqu'ici, je ne rajouterai qu'une seule chose : vous pouvez oublier toutes les conneries que je viens de raconter, et foncer tête baissée dans cette œuvre, qui est tellement plus qu'une bande dessinée. Attention, tu vas t'en prendre plein ta tronche !

YellowStone
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le 9 oct. 2012

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