L'exercice du blockbuster historique est toujours délicat tant le genre est intrinsèquement tiraillé par des impératifs contradictoires, à devoir concilier reconstitution, émotion et spectaculaire. Il faut aussi trancher la question de l'équilibre entre la fidélité aux événement et les arrangements faits au nom des impératifs narratifs. Quel angle adopter et avec quel recul ? Au fond, on en revient à une question fondamentale de la fiction, celle du point de vue, mais la charge historique ajoute un degré de complexité. Le débat n'est évidemment pas nouveau et 12.12: The Day n'y mettra pas fin. Cependant, le film de Kim Sung-Su se pose comme un jalon intéressant à décortiquer, surtout à l'aune de son carton au box-office coréen : numéro 1 de 2023 et numéro 6 du all-time, dépassant ainsi Le dernier train pour Busan. S'il ne préjuge évidemment en rien de la qualité réelle de l'œuvre, il nous renseigne néanmoins sur l'intérêt du public et sur la capacité d'impact populaire du film. Ce succès est-il dû au sujet ? Aux qualités esthétiques ? Techniques ? A l'efficacité du marketing ? De quelle marque est l'après-shampoing utilisé par les comédiens ?

Tant de questions... et quelques éléments de réponses.

Tu nous Séoul avec ton Histoire

Il faut d'abord rappeler l'étonnante capacité du cinéma coréen à s'approprier sa propre Histoire. Que ce soit de façon directe ou de manière plus métaphorique, l'histoire contemporaine du pays du matin calme est un carburant créatif essentiel depuis l'émergence de la nouvelle vague coréenne jusqu'au Hallyuwood que nous connaissons aujourd'hui. Quand on parle d'appropriation, on ne parle pas uniquement d'en faire un sujet mais bien de la façon qu'à ce cinéma de s'appuyer sur cette Histoire pour la commenter, pour la mettre au service des situations et des personnages ou pour la mettre en perspective. L'excellent Escape from Mogadishu de Ryoo Seung-Wan en est sans doute l'exemple récent le plus enthousiasmant dans sa façon de "pervertir" les faits historiques pour mieux leur donner du sens.

Ainsi, ce n'est pas un hasard si la dualité et l'opposition violente entre deux entités (qui, au fond, ne sont pas si différentes l'une de l'autre malgré la haine qu'elles se vouent) sont des thématiques omniprésentes dans le cinéma coréen moderne. Si c'est la fracture Nord/Sud qui est la plus récurrente, 12.12: The Day explore les fractures internes de la partie sud de la péninsule à travers l'une des périodes les plus déterminantes de son Histoire récente : Le printemps de Séoul (expression qui servait d'ailleurs de titre provisoire au film pendant son écriture).

Le point de départ, c'est l'assassinat du président Park Chung-Hee par Kim Jae-Gyu, alors directeur de la KCIA. Un événement qui a lieu le 26 octobre 1979 (qui est raconté, de deux façons extrêmement différentes, dans le très bon L'homme du président de Woo Min-Ho et dans le génial The President's Last Bang de Im Sang-Soo) et qui fait basculer le pays dans une ère de doutes, certes, mais aussi d'espoir puisqu'un processus de démocratisation se met en route. Une bouffée d'air libre très brève puisque six semaines plus tard, 12 décembre 1979, le général Chun Doo-Hwan et son armée secrète Hanahoe se rebellent.

Comme son titre l'indique assez subtilement, 12.12: The Day nous narre donc cette journée, bien qu'il s'agisse surtout du récit des évènements de la nuit du 12 au 13 décembre, où tout a basculer... encore une fois. Plusieurs personnages historiques sont absents alors que certains personnages fictifs apparaissent, certaines situations sont dramatisées ou inventées mais le sens de l'Histoire reste préservé : Chun Doo-Hwan est une sacrée ordure. Choisir Hwang Jung-Min pour l'incarner est une idée de génie. En effet, l'acteur, toujours très à l'aise quand il joue les crapules détestables, s'en donne à cœur joie et livre une interprétation captivante.

Tank personne ne m'arrête, je continue

Bien évidemment, l'Histoire c'est toujours plus dense et plus complexe qu'un seul type, aussi exécrable qu'il puisse être. 12.12: The Day se révèle d'ailleurs très dense en informations et en personnages, plus ou moins secondaires. La première demi-heure est menée au pas de course avec une avalanche de noms, de corps d'armée et de fonctions qui peut donner le tournis (et, en cela, avoir quelques vagues connaissances sur les grandes lignes de l'histoire coréenne peut soulager la surcharge cognitive du spectateur). Beaucoup de subtilités administratives qu'il n'est, en réalité, pas extrêmement important de retenir puisque la narration fait un choix assez drastique pour ne pas perdre son audience, potentiellement néophyte.

En effet, le film s'articule surtout autour du duel à distance entre Chun Doo-Hwan et Lee Tae-Shin, commandant de la garnison de défense de la capitale. (Ce n'est pas exactement le véritable personnage historique, Jang Tae-Wan). Ce dernier est campé par un Jung Woo-Sung très à l'aise. On se focalise sur ces deux types plongés en plein gestion de crise et dont la rivalité ne pourra que s'aggraver au fil des heures qui passent. Nous en revenons donc à la dualité évoquée plus haut, qui permet ici d'incarner les enjeux et d'avoir deux points de repère vers lesquels le film revient fréquemment pour faire avancer son récit.

Autour de ces deux têtes d'affiche, les personnages secondaires constituent un maelström d'informations, d'opinions, de décisions et d'émotions, qui retranscrit assez efficacement l'état de panique et d'improvisation générale dans lequel le pays était plongé. Plutôt que de s'assurer que le spectateur retienne bien tous les noms, tous les détails, Kim Seong-Su appuie au contraire sur l'accélérateur pour l'embarquer dans une spirale de tension qui ne retombe jamais. Plus le récit avance et plus il tend vers la description d'une folie collective. Une narration étouffante pour atteindre un point de rupture ultime, c'est le prolongement de ce que le réalisateur essayait déjà sur son précédent film, le fort sympathique Asura: The City of Madness. Au bout du compte, le travail documentaire de l'historien s'en trouve impossible mais l'efficacité en termes de cinéma est irrésistible. Conscient de ce qu'implique ce choix, Kim Seong-Su va alors s'appuyer énormément sur le visuel pour caractériser les personnages et les enjeux, si bien qu'une fois les choses en marche il y a un sentiment étrange de ne jamais être perdu malgré la somme astronomique d'informations concomitantes qui défilent à l'écran.

Tirer un coup d'État

Décrit de la sorte, on pourrait croire à une certaine simplification manichéenne de l'Histoire. C'est sans doute vrai dans une certaine mesure mais ça serait oublier que le regard porté par le film sur les évènements, et sur la Corée, dépasse assez largement le simple face-à-face entre deux hommes. Avec l'ombre de Brian De Palma qui plane régulièrement au dessus de lui, Kim Seong-Su traite son sujet comme un thriller à suspense et il ne s'en excuse jamais mais ce n'est pas la seule dimension de son film. Ainsi, le film et son dispositif de mise-en-scène, brutal et immersif, ne cherchent pas à endormir le spectateur mais bien à le secouer, à l'interpeller et à lui faire ressentir par l'image et le montage les sentiments de bascule et de malaise. Bien qu'haletant et furieux, jalonnés de moments de bravoure (le pont, le siège d'un bureau, la confrontation finale), 12.12: The Day n'est pas un film cathartique pour autant.

En effet, c'est aussi le portait amer d'une nation coréenne pétrifiée par ses démons. Bien que le protagoniste soit un patriote convaincu, le film n'est pas une œuvre de propagande béate et on ne peut pas dire non plus que l'armée coréenne en sorte spécialement glorifiée. Le général Lee Tae-Shin incarne une certaine droiture morale, c'est un "bon soldat" qui aime son pays, qui respecte le protocole et qui obéit aux ordres. Mais, autour de lui, c'est le bal des impuissants, des pleutres, des incompétents et des lâches. Lui-même fini par sortir du rang, par prendre position alors qu'il essaye initialement de se tenir à l'écart de la politique. Il le fait parce que le système dans lequel il a tant foi s'avère complètement défaillant et que rester neutre, c'est cautionner l'inacceptable.

L'un des enjeux du film est la légalité des actes de Chun Doo-Hwan. Une absurdité administrative que la mise-en-scène illustre au travers de séquences où le président de la république voit son espace vital envahi petit à petit par des militaires stoïques. Le masque de la politesse sur leurs visages ne suffit pas à cacher la brutalité d'un champ qui se rempli d'hommes en treillis, jusqu'à la saturation complète de l'espace. Plus le film avance et plus le président se retrouve physiquement acculé dans un coin du cadre. C'est la mascarade d'un pouvoir sans véritable colonne vertébrale face à l'autocratie régie par le rapport de force. La violence symbolique est alors à son maximum.

Alors que le casting est composé à 99,8% de personnages masculins en treillis, 12.12: The Day, n'en reste pas moins un film qui refuse que le bruit des bottes soit un horizon pour le pays. Ce danger venant de l'intérieur, qui frappe alors qu'on a les yeux tournés vers l'espoir de lendemains qui chantent, c'est aussi le spectre tout à fait contemporain d'un rigorisme et d'un conservatisme qui couve sous le vernis glamour du soft power et de la réussite économique.

Et alors, le 13 décembre 1979 il s'est passé quoi ?

La suite de cette histoire, vous pouvez la vivre au cinéma avec A Taxi Driver de Hun Jang, qui raconte les émeutes étudiantes de Gwangju en 1980 puis avec 1987: When the Day Comes de Jang Joon-Hwan, qui raconte le soulèvement de juin 1987. Deux longs-métrages historiques aux styles bien différents entre eux, et différents de celui de 12.12: The Day, mais qui réussissent eux aussi à trouver leur équilibre entre efficacité narrative, devoir de mémoire, lecture lucide de la société coréenne et solidité de la mise-en-scène. D'où vient le carton au box office local de 12.12: The Day ? Autant de son sujet que de ce qu'il en dit et de comment il en parle. Vu depuis le vieux continent, la portée du film de Kim Seong-Su dépasse le simple cadre de la curiosité pour un fait historique mal connu. C'est aussi un thriller militaire tendu, implacable et avec un propos suffisamment universel. C'est d'ailleurs de là que le dispositif façon "rouleau-compresseur" de la mise-en-scène tire sa plus grande légitimité puisqu'il s'agît bien d'illustrer le chaos et l'impuissance des individus isolés face à ce dernier.

Vnr-Herzog
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le 15 févr. 2024

Modifiée

le 15 févr. 2024

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