Bernardo Bertolucci livre, durant près de cinq heures dix-huit édifiantes, une fresque magistrale couvrant une grande partie des années 1900 en pleine Italie. L’œuvre Novecento sortie en 1976 prend concrètement racine suite au retentissement du Dernier Tango à Paris, qui permet alors à Bertolucci de concrétiser son grand projet de fresque italienne. Et un projet de taille ! L’histoire plonge alors dans des décors saisissants, marqués par des figures talentueuses issues d’un casting de qualité dont le duo central composé de Gérard Depardieu et de Robert De Niro. Découpé en deux parties, ce très long-métrage est une succession d’images et de propos à absolument découvrir voire redécouvrir, où Bertolucci présente un cinéma gourmand par son histoire, ses décors, ses figurants et marque avec sa brutalité et sa fidélité de la réalité d’une époque assombrie par les terreurs fascistes. Cette œuvre chère à Bertolucci se déroule au sein de sa région natale de Parme et donne un œil connaisseur de ces visages marqués par le labeur, la terre, le pouvoir et la famille. Sous des plans picturaux hallucinants de beauté et de travail, l’image s’accompagne également de la magnifique partition signée Ennio Morricone.
Nous allons maintenant évoquer la robe du film, sans en citer toutes les dentelles associées tant le film est porté par une richesse des scènes cinématographiques. Et j’ouvrirai à la divulgation par une jolie phrase de Bernardo Bertolucci interrogé sur le tournage par Christian Defaye : « On [ne] peut pas faire un film sur la terre, si on [ne] tient pas compte des saisons ».
Deux mondes sous le soleil d’été
D’un jour spécial naquirent deux garçons aux statuts sociaux bien différents, le premier est appelé Olmo Dalcò, fils d’une famille paysanne travaillant dans une exploitation, et le second est nommé Alfredo Berlinghieri, petit-fils d’un riche propriétaire terrien de l’exploitation en question. Dans ce cadre, en apparence bucolique, orné de rivières à grenouilles, de champs ensoleillés et de repas festifs, les deux garçons grandissent ensemble. L’insouciance voit des chamailleries et une camaraderie innocente qui se forge entre ces deux mondes largement opposés. Toutefois, des bribes de conscience apparaissent comme lors de l’épisode des vers à soie dont Alfredo souhaite s’approprier tandis qu’Olmo dit qu’ils lui appartiennent. Apprenant des adultes, Alfredo estime qu’il est le maître et qu’il possède les raisins, le râteau mécanique, le froment, les vaches, la famille Dalcò et donc Olmo lui-même. Une petite bagarre éclate pour laisser place aux regards de leurs cocons intimes, un moment prémonitoire de leur combat par le symbole de leur virilité.
La disparition des figures opère un basculement d’héritage vers leurs descendants. Du côté des riches propriétaires, c’est le grand-père Alfredo interprété par Burt Lancaster, qui se retrouve seul tandis que le bal des paysans domine à l’arrière plan. N’ayant plus la force de donner d’ordre et embrassant un cochon, il donne une dernière chance à son instinct en voyant la belle Irma pataugeant les pieds nus dans la rivière. Ainsi, dans une ambiance et un phrasé très érotisé, la jeune fille s’adonne à la traite d’une vache tandis qu’Alfredo constate l’étendu de sa malédiction. Sa fin est inéluctable.
Le flambeau est alors transmis à son fils, Giovanni (Romolo Valli), dont l’acharnement sur les paysans empire. Lors d’une perte des récoltes, il promulgue le devoir de faire des sacrifices et que les paysans seront payés la moitié de la paye, auquel l’un d’eux répondra : « Quand la récolte est double, on touche pas le double »… Du côté des paysans, c’est la figure paternelle de Léo Dalcò qui élève Olmo comme son véritable père. Après une danse entre les deux en voyant les propriétaires travailler de leurs propres mains, il s’allonge épanoui contre l’arbre en prônant les bienfaits du socialisme : les riches qui suent sang et eau, et les pauvres, peinards sous les arbres. Mais comme il l’affirme, ce moment est trop beau pour durer. Son âme le quittant, c’est dorénavant au tour d’Olmo de reprendre la résistance.
La jeunesse quitte alors le film en pleine grève agraire de juin 1908, Olmo dans le train braillant, prêt à grandir…
Sous les arbres vermeils, presque endormis
Une fois adultes et interprétés superbement par Depardieu et De Niro, les deux hommes sont séparés par la Première Guerre mondiale, Olmo est envoyé au front tandis qu’Alfredo se voit soulagé de la mobilisation par le statut influent de son père. La transition des cliquetis du train reprend en travelling le retour d’Olmo sur ses terres, les retrouvailles se font de toutes parts pour ce jeune garçon devenu maintenant soldat.
Comme un parallèle sexuel, les deux hommes se déshabillent pour une même femme, deux grands acteurs filmés à nus dans les prémisses d’un partage. Toutefois, la symbolique de ce partage pourtant prometteur entre ces deux statuts sociaux est compromis par l’épilepsie de la jeune femme, marquant une certaine division des hommes pour le futur qui va suivre.
La période des amours s’ancre alors pour chacun d’eux, Olmo se prend de passion pour Anita (Stefania Sandrelli), une institutrice avec qui il partage le soulèvement socialiste et Alfredo découvre l’excentrique Ada (Dominique Sanda).
Alfredo s’étant éloigné du domaine, dansant sous un air rêvé et cocaïné avec Ada ainsi que son oncle Ottavio apprend la mort du père. Il retrouve sa villa presque fantomatique, il revêt le large manteau de fourrure de son père et c’est maintenant à son tour de prendre la responsabilité du domaine. Son attitude semble laisser présager une paix sur les terres paysannes de la propriété, laissant le pistolet de son père au voleur, son ami de toujours, Olmo. Il lui revient la décision de renvoyer la terreur d’Attila dans un pays profondément changé. Son personnage est surement le mieux écrit dans son rapport volatile du pouvoir et sa sensibilité, exprimée notamment lorsqu’il apprend que la femme d’Olmo est décédée en accouchant ; s’ensuit une embrassade larmoyante entre les deux hommes.
La froideur désolante, à la recherche de lueurs
Les temps obscurs sous la dictature fasciste de Mussolini laissent place aux pires exactions symbolisées par l’homme-chien, le chien de garde, Attila l’homme obéissant et exécutant les ordres. Sous le rôle d’un dirigeant des Chemises noires, Donald Sutherland incarne avec une qualité perturbante un personnage froid et nauséabond, perpétrant une folle terreur, passant de l’assassinat d’un chat, au meurtre d’une bourgeoise, au viol et au meurtre d’un enfant, jusqu’aux exécutions inattendues des détenus paysans. Si son visage terrifiant opère déjà un argument de poids de l’horreur fasciste, il se complète avec son épouse Regina (Laura Betti), véritable jalouse d’Alfredo et manipulatrice. Après la scène du mariage, elle décrit alors son mari, prétextant qu’il faut aboyer et mordre s’il demeure bel et bien le chien de garde. Ce à quoi il lui rétorque qu’il ne faut pas mordre la main qui nourrit et que les fascistes puisent leur force des possédants.
Lors d’une scène mémorable, Attila argue de vendre Olmo car les mains ne servent à rien face aux nouvelles machines, ce à quoi Olmo renvoie, révolté, un pâté d’excrément au visage du bourreau. L’entraide populaire aboutit sur un « enneigement de merde » selon les propres dires d’un personnage. Chef de file de cet acte rebelle, Olmo quitte le domaine, tout comme Ada qui se lasse de son mari. Attila et sa troupe sèment le désordre en détruisant les biens matériels pour rechercher Olmo, Attila est viré par Alfredo qui a enfin pris la décision. Mais là où l’horreur semble terminée, elle continue par le malheur déployé et abandonné d’Alfredo qui ne revoit pas sa femme partie. La transition est brutale, la pluie vrombissante tombe et les paysans sont entassés comme des bêtes dans la boue par les fascistes qui abattent à la suite, un sifflotement révolutionnaire se brise, un autre surgit jusqu’aux beaux jours…
La Libération printanière, vers la fin d’une lutte des classes ?
Un chant partisan jaillit. La date du 25 avril 1945 signe la Libération et la révolte libérée des paysans face à leurs tortionnaires, jugés par la colère du tribunal populaire, les horreurs fascistes sont lynchées et massacrées, tandis que le maître Alfredo est jugé. L’homme contre le fascisme, mais ayant fermé les yeux à de nombreuses reprises, ayant laissé les actions brutales à son homme-chien. Nous pouvons dresser le parallèle direct avec Le Conformiste, du même réalisateur, sorti six ans plus tôt, où le personnage joué par Jean-Louis Trintignant embrasse la conformité de l’Italie fasciste. Les draps pourpres dansent sous le vent incarnant la force de la lutte des classes qui a aidé les paysans à conserver leurs cultures et leurs traditions.
Les figures bourgeoises et populaires se chamaillent indéfiniment, vieillissant de leur combat acharné. Symbolique finale de la lutte constante qui se perpétue, après le suicide sous le train revient le temps de l’innocence ou le temps de la nouvelle fraîcheur de la domination.
La critique est également consultable dans Un certain cinéma : https://un-certain-cinema.com/cubick/1900-la-fresque-du-demi-xxeme/