Alice dans les villes, 4e long métrage de Wenders, est d'abord et avant tout un film de photos. D'abord la photo du film en lui-même, en un très beau noir et blanc atténuant les contrastes pour faire un monde gris.
Ensuite, parce que le personnage principal, Phil, est photographe. Et qu'il passe le plus clair de son temps à prendre des photos. Des photos très significatives du film lui-même.
Au début, il prend des photos de paysages. Engagé par un magazine pour faire le photo-reportage d'une traversée des USA d'Ouest en Est, il prend des photos (mais oublie royalement d'écrire un texte ; enfin, non, il n'oublie pas, il n'a juste pas envie de l'écrire, parce que pour lui, ses photos veulent tout dire). Des photos de paysages vides, comme cette plage californienne, sa première prise de vue pendant le film. Des photos sans personne, comme lui. Des photos où il semble se chercher lui-même, lui qui se sent si étranger dans ce monde. des photos comme des morceaux de sa décomposition qu'il faudrait recoller ensemble.
(Une question, cependant, se pose à cet instant : qui est étranger ? Est-ce lui qui est étranger au monde, ou est-ce le monde qui est devenu étranger ? Un monde rendu irréel par cette télévision qui Phil va casser et que le photographe va tenter de rendre tangible)
Reconstruire sa vie, c'est ce que voudrait cette mère également. elle qui quitte son mari et qui cherche à regagner l'Europe. Mais ne pas savoir parler anglais quand on vit aux USA, c'est bien se sentir étranger dans ce monde, là aussi. Deux personnes pour qui le voyage est une tentative de retrouver son identité.
Cette solitude, cette absence au monde est d'ailleurs entérinée par Alice elle-même, dans l'avion, lorsqu'elle dit : "c'est une belle photo, elle est tellement vide !" La solitude est enfin marquée par la caméra, puisqu'il y a rarement deux personnages en même temps à l'écran.
Sauf quand un des deux personnages est Alice.
Le film va prendre un second départ au bout d'une demi-heure environ, quand Lisa, la mère, va partir, laissant sa fille Alice seule avec Phil (au passage, je me suis dit, en voyant cela, que le film était bien daté; de nos jours, on ne pourrait absolument pas admettre qu'une fille de neuf ans puisse partir avec un homme inconnu; le pauvre type se ferait dénoncer et arrêter en moins de temps qu'il en faut pour le dire; mais les années 70, c'était une époque très différente).
En tout cas, voilà l'homme et la fillette qui vont tisser des liens qui manquaient aux adultes. De vrais dialogues s'établissent, alors qu'auparavant, avec Lisa, chacun parlait de son côté et personne ne prenait en compte les paroles de l'autre.
Cette alliance entre Alice et Phil, cette quasi osmose est montrée, là aussi, par une photo particulière, une photo de Phil lui-même (montrant son retour au monde) sur laquelle va se superposer le reflet du visage d'Alice.
Et ce qui les rapproche, c'est qu'ils sont aussi perdus l'un que l’autre. Les voilà donc en train de voyager, mais c'est un voyage immobile, paradoxal puisqu'on ne sait pas où on va, on sait à peine où on est, on ne sait même pas vraiment pourquoi on part, sauf peut-être parce que ici, ce n'est pas le bon lieu.
D'où cette impression presque oxymorique d'un road movie statique, impression montrée de façon symbolique par ce garçon parfaitement immobile qui écoute On The Road Again, accoudé au juke box.
Et c'est là que la photographie va encore jouer un rôle essentiel dans le film. C'est par une photo que Phil et Alice retrouveront la maison de la grand-mère. La photo devient donc essentielle pour appréhender le monde, pour le comprendre, pour s'y retrouver.
Film très lent, très composé, remarquablement interprété, Alice dans les villes est une fort belle œuvre qui, malgré sa quasi absence d'action, garde un rythme presque hypnotique. Wenders en profite pour rendre hommage au cinéma des années 40-50, et à Ford en particulier.