A mesure qu’il poursuit sa filmographie, Felix Van Groeningen semble épurer son écriture : après l’enfance dantesque d’un écrivain de La merditude des choses , et le mélo dramatique Alabama Monroe, Belgica étonne par la simplicité de son sujet : un café, le Belgica, monté par deux frères, devient le succès de la ville de Gand, occasionnant des soirées mémorables et une gestion qui n’est pas toujours aisée.
L’idée est simple : montrer la fragile cohabitation entre un monde, celui de la nuit et de l’excès, et son organisation rationnelle. D’un côté, le collectif, la fête, la vigueur rock’n roll, de l’autre, deux destins individuels. Jo, le jeune frère sommé de faire un choix entre ses aspirations patronales et sa vie sentimentale, amoureuse ou fraternelle, et Frank, déjà marié et père, mais toxique dans son incapacité à se placer du bon côté de l’excès.
Le récit suit de façon attendue le parcours d’un succès précédant la décadence. Pour qui connait le regard de Groeningen, cette dernière est aussi évidente qu’inévitable, et teinte toute la frénésie initiale d’une mélancolie, d’une menace qui rend les personnages particulièrement attachants.
Belgica dépeint un milieu qui se révèle l’écrin idéal aux principales qualités cinématographiques de Groeningen : l’énergie et l’intensité. Par le jeu des comédiens, bien entendu, et leur caractère qui, sur le modèle d’Alabama Monroe et mieux que lui, évite les écueils de manichéisme et des grosses ficelles du pathos. Mais c’est surtout dans son exploration de la musique que le film parvient à embarquer le spectateur. Le café devenant une salle de concert, y défilent tous les groupes en vogue et un panorama des genres, de l’electro au punk, en passant par la fanfare de cuivres et le rock le plus pur.
Le groupe Soulwax fournit ici un excellent travail d’éclectisme musical, en imaginant tous les genres représentés, auquel on ajoute le décorum des costumes et des diverses formations. Le cinéaste y ajoute un habile travail de montage, faisant la part belle aux scènes de concert, et y insérant par alternance des sommaires sur les parcours des protagonistes : cette symbiose fonctionne parfaitement et rend indissociable leur sort de celui de cette salle, à la fois enthousiasmante et dévoratrice.
Alors qu’il draine des thèmes éminemment romanesques (la violence, la fraternité, le monde de la nuit, qui nous renvoient du côté de James Gray et La nuit nous appartient), Van Groeningen opte pour un regard quasiment documentaire, et restitue avec authenticité les grandes heures d’un âge d’or, où la musique fédère et fait reculer la nuit. Les divers motifs de délabrement des deux frères (infidélités, crises, drogue, durcissement de la dimension capitaliste du projet…) font partie intégrante du récit, sans supplanter pour autant le propos initial.
De ce point de vue, le final atteste d’un discernement dont Alabama Monroe manquait encore : en refusant le drame à tout prix, en instaurant un compromis dans la séparation professionnelle des frères, le récit se pose et propose un double portrait contrasté : d’un côté, une petite victoire aseptisée de Jo par l’entremise de ses caméras de surveillance posées sur son domaine, images fixes, vides et dénuées de couleur. De l’autre, le renoncement de Frank saluant un autre écran, celui de la baie vitrée derrière laquelle ses enfants nus le saluent avec amour. Chacun a gagné, chacun regrette : le premier l’avortement et la perte de celle qu’il aimait, le second la vie professionnelle. Cette frustration constante, exprimée dans la mesure, prolongement et contrepoint à la fougue initiale, dit autant la nécessaire avancée de l’homme que les renoncements sur lesquels se fonde la maturité, que semble avoir atteint ici le cinéaste.
(7.5/10)