Il est parfois difficile de toucher du doigt ce qui fait la différence entre le banal et l’extraordinaire. Une alchimie qui dose parfaitement les ingrédients que l’on emploie tous les jours, et en fait ressortir ce qu’on ne saurait définir que comme « quelque chose de plus ». Belgica fait partie de ces claques qui relèvent presque du mystère.
Bien sûr, je pourrais vous parler de la bande-son. Il n’y aurait pas besoin de mots, d’ailleurs, et c’est là que beaucoup de ceux que je côtoie ici s’enjailleraient à utiliser l’expression « PLS ». A HarmonySly, j’indiquais : « même un sourd peut pas passer à côté ». C’est que la musique est un personnage à part entière du film, elle lui insuffle son âme. Ayant l’oreille peu cultivée, je passe souvent à côté de la dimension sonore d’un film, et son influence m’est rarement consciente. Cette fois, néanmoins, je ne saurais m’étonner suffisamment de l’énergie qu’elle a fait naître au fond de mes entrailles.
Je pourrais vous parler de cette scène exceptionnelle, ce bijou de montage où s’enchaînent les concerts, dans des styles à chaque fois différents mais qui conservent malgré tout une spectaculaire unité d’ensemble. C’est que le travail de Soulwax, qui s’est appliqué à caster des artistes et créer des groupes pour chacun desdits morceaux, dépasse toutes les attentes conventionnelles. Ce qui aurait pu n’être qu’une mosaïque disparate relève plutôt du camaïeu aux déclinaisons savamment dosées, qui conserve de bout en bout son brin de folie et son énergie sauvage. L’effet en est aussi primitif que soufflant.
De tout cela je pourrais vous parler bien sûr, et dans mon enthousiasme je l’ai déjà fait. Cependant, ce que je voudrais vraiment vous dire, c’est à quel point ce film m’a fait me sentir bien. Ce n’est pourtant pas un film gai de bout en bout. Il relève de ce que j’aime à appeler « une montée aux Enfers », un enivrement dans l’excès qui conduit au dérapage. Dans ces cas-là, il y a toujours une ambiguïté, car l’on ne peut s’empêcher de désirer ce que l’on sait pourtant être la source de tous les maux : le succès, la popularité, la fête ; de la même manière que dans Showgirls (m’excuserez, je dois absolument rentabiliser cette référence gênante), aussi dégradante que puisse être la vie de l’héroïne, on ne peut s’empêcher de l’envier.
Ici, cependant, cela va plus loin encore. Même dans les scènes les plus destructrices du rêve, mon ivresse ne redescendait pas. Mon enthousiasme était trop grand. Là encore, bien sûr, la musique n’y est pas étrangère, car elle porte les personnages dans toutes leurs frasques. La caméra, elle aussi, cadre parfaitement la confusion, la perdition, la dilution du temps et de l’espace. Il n’y a certainement rien à redire non plus au jeu d’acteur. Je peine pourtant à croire que la simple addition de ces éléments, qui sont les constituants sensitifs de base de tout film, suffise à créer l’effet obtenu ici. Je ne peux m’empêcher de rechercher l’originalité d’un scénario, la violence d’un coup de théâtre, l’audace d’une démarche expérimentale, et tout cela paraît soudain bien futile devant Belgica.
En ce sens, Belgica est pour moi un film d’une maturité incroyable. Là où j’avais pu trouver Alabama Monroe un peu trop schématique dans sa progression tragique, et La Merditude des choses un peu trop lourde sur la représentation de certains personnages, Félix van Groeningen semble ici n’avoir gardé que le meilleur des deux mondes. Son art, et l'un de ceux que j'admire le plus, est de sublimer la banalité. De prendre de la boue et d’en faire de l’or, en somme. Ses personnages en sont la parfaite incarnation : ni beaux ni gueules cassées, ni admirables ni détestables, ils n’ont ni le charisme stéréotypé des héros ni celui des méchants. Ils sont simplement qui ils sont, dans un entre-deux réaliste qui ne les empêche en rien de s’épanouir à l’écran, et les rend profondément beaux.
Cette alchimie se retrouve à toutes les échelles du film. Les plans n’ont pas besoin d’être d’un esthétisme criard, le rythme du film n’a pas besoin de s’articuler autour de points de rupture éclatants, le scénario n’a pas besoin d’avancer obstinément dans une direction spécifique. Tout balbutie avec une lucidité qui ne peut que relever de la tendresse. C’est cela qui est magnifique, qui rend Belgica profondément humain. Une indulgence envers la vie, envers les faiblesses et les lâchetés, les hésitations et les erreurs. Félix van Groeningen embrasse son univers avec une bienveillance rare. Il a su rendre ici la justesse des imperfections, sans forcer le trait, sans chercher à les instrumentaliser, simplement comme on accepte l’autre avec ses défauts. Une démarche hautement philanthrope.
J’ai encore du mal à accepter tout à fait ce bouleversement silencieux qu’un film qui paraît pourtant si peu a su provoquer en moi. La seule autre fois où j’ai pu éprouver cette sensation avec autant d’intensité, c’était à la lecture d’Une Affaire Personnelle, de Kenzabûro Oé, à ce jour mon roman favori. Le même mot me vient pour qualifier les deux œuvres : magnanime. Et même si, faute d’éléments véritablement marquants (mais c’est ce qui fait le film), Belgica se dilue bien vite dans ma mémoire, je voudrais exprimer ici une reconnaissance rare envers ce qu’il m’a été donné de voir et d’éprouver durant ces deux heures de temps : je me suis sentie là. Et j’ai aimé le monde, mon monde pour une fois ; car bien souvent les films vous laissent une nostalgie amère, une jalousie envers un univers qui ne peut exister. Celui-ci m’a rendu l’amour transcendant de ma condition humaine. Et de cela, merci.
Merci.