Viré de certains projets, désappointé par l’avortement d’autres, Scorsese finit par hériter d’un film de studio qui semble sur le papier bien sage au regard de ce qu’il a réalisé jusqu’alors : un film d’époque doté d’un véritable scénario, un portrait de femme comme le sera Alice n’est plus ici, qui semble exclure l’expérimentation dont il était coutumier.
Les effets seront certes plus modestes que sur Who’s that knocking at my door, et le film peut être considéré comme assez classique sur bien des aspects : rigueur de la reconstitution, calibrage de l’écriture (avec un quatuor archétypal des minorités, le syndicaliste, le joueur, le noir et la femme légère), progression du récit… Très proche du Bonnie & Clyde de Penn, il restitue la cavale meurtrière et libertaire d’un groupuscule improvisé, faisant la nique aux autorités et aux classes dominantes, mais y perdant aussi progressivement son innocence.
C’est ce qui frappe le plus dans toute la première moitié : la nonchalance et la tonalité ludique avec laquelle s’enchaînent les événements. Barbara Hershey concentre à elle seule cette fraîcheur spontanée : le sourire avec lequel elle braque, laisse échapper un sein de sa robe longue pour se fondre parmi les bourgeois ou se donne aux hommes de rencontre irradie le récit tout entier, qui oscille entre comédie (on pense par moments à certains des premiers Woody Allen) et chant de révolte.
Pour rendre palpable cette course folle, Scorsese travaille particulièrement son rythme : le film est un trajet à toute allure, dont le train est la ligne directrice (et baptisant l’héroïne éponyme), ponctué de pauses sensuelles et joueuses que ne renieraient pas les hippies.
“I’ve nerver thouth about that. We’re just criminals”, reconnait-elle lors de cette très belle séquence de lecture du journal par le quatuor : c’est lorsque le monde les regarde que les êtres libres deviennent des brigands : la scène de brutalité et la tuerie dans la prison le confirmera.
Comme dans Bonnie & Clyde, la fuite prend fatalement les atours d’un adieu à un monde dans lequel il sera impossible de faire son retour. La crucifixion permet à Scorsese de marquer de ses obsessions une trajectoire jusqu’à un final suspendu particulièrement efficace, perdant la silhouette impuissante d’une robe orange courant après sa destinée volatile. Le train, qui avait toujours été l’allié des fugitifs, se transforme au gré d’une courbe versatile en opposant fatal : il poursuit sa marche, indifférent, symbole de cette société sans chauffeur qu’aucun grain de sable ne semble pouvoir véritablement ralentir.
Moins torturé que les films à venir, gorgé de jeunesse, Bertha Boxcar n’en propose pas moins des expérimentations formelles : montage en cuts, faux raccords dans les scènes de violence, insistance sur les scènes amoureuses (rendues d’autant plus convaincantes que David Carradine, déjà un Bill dans ce film, et Hershey étaient alors en couple), autant d’éléments novateurs qui inscrivent bien cette œuvre dans le bouillonnement naissant du Nouvel Hollywood.
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