- Entrez ! … Asseyez-vous.
- Je peux parler ? Les tests me rendent nerveux…
- S’il vous plaît, ne bougez pas.
- Désolé. J’ai eu un test de QI cette année, mais j’ai jamais fait…
- Le temps de réaction entre en jeu, alors soyez attentif. C’est capital pour voir exactement où en est votre projet de film. Répondez le plus rapidement possible...
- D’accord.
- 2019, Los Angeles…
- La date et la ville.
- Pardon ?
- La date à laquelle vivra mon personnage principal, Rick Deckard, et la ville où il habitera… Une ville sombre et pluvieuse, complètement rongée par un paysage industriel, avec d’immenses tours écrasantes…
- Comme dans Metropolis ?
- C’est l’idée, oui…
- Vous comptez faire beaucoup de références ?
- Oui. Comment le cinéma peut-il avancer s’il ne se bâtit pas sur son héritage ? Par exemple, Deckard, c’est Philip Marlowe. Mon idée, ce serait de faire une sorte de version futuriste du Grand sommeil et autres films noirs des années 1940. Dans leur lignée, j’aimerais brouiller les frontières, effacer les limites entre le Bien et le Mal, entre l’homme et la machine…
- Avec vos réplicants, c’est bien ça ?
- Exactement. Ce ne sont pas des robots, plutôt des sortes de clones, mais qui ne seraient pas humains non plus. Ils sont prisonniers de leur condition, esclaves de l’homme, et cherchent à surmonter la contrainte posée par le joug de l’homme.
- Comment cela ?
- En les créant, l’homme a voulu créer une sûreté, en limitant leur durée de vie à 4 ans. Ainsi, les réplicants ne peuvent vivre plus longtemps, mais conscients des limites que l’homme leur a posées, ils cherchent justement à remonter jusqu’à leur créateur, afin de faire réduire leur durée de vie.
- Bien. On a donc d’un côté les réplicants, de l’autre les hommes. Vous disiez vouloir effacer les barrières ?
- Oui. Un peu plus tard dans le récit, un nouveau personnage fait son apparition, Rachel. Elle appartient à une nouvelle génération de réplicants, et contrairement aux autres, elle est persuadée d’être humaine… Cela permettrait d’introduire une réflexion qui me semble intéressante sur l’homme face à la machine, sur la folie de l’homme, un homme qui se prend de plus en plus pour Dieu. Mais sans grands discours, j’aimerais juste prêcher par l’image, de manière à proposer une réflexion qui soit discrète mais qui accompagne tout le récit.
- "Prêcher par l’image" ? C’est bien, mais risqué. Il va falloir effectuer un énorme travail sur le plan visuel. Vous avez une équipe technique fiable ?
- A la photographie, Jordan Cronenweth. Il n’est pas très connu, mais je suis sûr qu’on s’entendra tous les deux pour soigner la mise en scène.
- Vous lui faites confiance ?
- Billy Wilder lui a bien fait confiance, alors pourquoi pas moi ? Aux effets spéciaux, Douglas Trumbull…
- Celui de 2001, l’odyssée de l’espace ?
- …et de Rencontres du troisième type ou encore Star Trek, le film, oui. Je pense qu’il n’y aura aucune crainte à avoir de ce côté. Pour la musique, Vangelis, qui est derrière la bande originale des Chariots de feu. Ce mélange entre musique classique et synthétiseur accompagnera parfaitement le mariage entre classicisme et futurisme qui sera la caractéristique première de mon film. Enfin, pour le rôle principal, j’ai pensé à Harrison Ford.
- Le Han Solo de Star Wars ? Très bien pour les affiches, ça. Ça parlera aux gens…
Bien. Revenons au test. C’est votre anniversaire. On vous offre un roman. Philip K. Dick. Les Androïdes rêvent-ils de moutons électriques ?
- Cette question fait partie du test ?
- Non, c’est le titre du roman. Qu’est-ce que vous en avez pensé ?
- Je ne l’ai pas lu.
- Ah. Mais vous allez quand même l’adapter ?
- Si les scénaristes l’ont lu, tout va bien, non ?
- Bon. Vous vous trouvez dans une bibliothèque. On vous dit que vous n’avez le droit d’emporter qu’un seul livre...
- Quelle bibliothèque ?
- Ça n’a aucune importance. C’est purement hypothétique.
- Pourquoi je me retrouverais là ?
- Vous avez envie d’être un peu seul, qui sait ? Tout-à-coup, on vous dit, donc, que vous ne pouvez emporter qu’un livre. Lequel prendriez-vous ?
- La Bible.
- La Bible ?
- Oui, c’est la clé pour comprendre le film que je veux faire. J'aimerais mettre des parallèles partout dans mon film. Ça n’est rien d’autre qu’une sorte de parabole sur l’homme, après tout.
- De l’homme qui se rebelle contre son créateur ?
- Non. Ici, c’est l’homme le créateur. C’est plutôt une parabole sur l’homme créateur qui voit sa créature se rebeller contre lui. Cet homme, ça n’est pas Rick Deckard. Celui qui représente l’homme contemporain, c’est Tyrell. C’est lui qui en est venu à se prendre pour un Dieu, à se croire démiurge et à créer sa propre création. Blade Runner, ce n’est pas l’histoire de l’homme se rebellant contre Dieu. Dieu n'intervient jamais dans l'histoire. Non, Blade Runner, c’est l’histoire de l’homme qui est rattrapé par la réalité de sa nature.
Roy Batty n’est pas l’homme qui se rebelle contre son créateur. C’est la créature de l’homme qui se rebelle contre un homme qui a cru être Dieu. Dans mon film, j’aimerais recréer une sorte de mythologie autour de cet orgueil humain, orgueil qui est à la fois l’instrument de l’élévation de l’homme et de sa perte. Le personnage clé de cette histoire, c’est Roy Batty, le chef des Réplicants. Il est le trait d’union entre l’homme et la machine. Créé par l’homme, c’est en tuant son créateur, en acceptant sa condition mortelle, mais aussi en sauvant l’homme et en se sacrifiant à sa place, que, d’une certaine manière, il devient homme lui-même. Sa mort est une mort christique : en acceptant de mourir à la place de l'homme, il prend sa place et le sauve de l'abyme qui le menaçait.
- Ambitieux…
- Oui, Blade Runner est sans nul doute mon film le plus ambitieux à ce jour. Mais je ne doute pas qu’il correspondra exactement à ce que j’en attends. Vous verrez que dans cinquante ans, on en parlera encore, de Blade Runner. Ce sera une œuvre unique.
- Vous semblez sûr de vous. Ça a l'air clairement défini dans votre esprit.
- Très clairement. Vous verrez, il n'y aura rien à retoucher, rien à changer : je fais ma version du film, je le sors sur les écrans et personne n’y touche plus !