Le défi qui se pose à David Mackenzie est le suivant : comment appréhender les clichés qui vont inéluctablement saturer son récit ? Road movie, braquages, traque, fuite en avant, paysages, rien ne manque ; et pourtant, tout fonctionne.


C’est avant tout une question d’atmosphère : rendre palpable la chaleur, la misère et la violence presque ordinaire, cette descente dans ce que l’Amérique peut transpirer de plus authentique. Deux atouts majeurs dans le jeu du cinéaste : une photo de qualité, qui crame à raison ses paysages et laisse des visages souvent mutiques prendre la charge, par une peau luisante, crasseuse ou ridée de sentiments qu’on ne cherchera pas à extérioriser ; et, bien entendu, la musique de l’incontournable Warren Ellis accompagné de son immense comparse Nick Cave. Lui seul parvient à creuser à ce point l’aridité d’une terre et la mélancolie de ceux qui l’arpentent. Qu’on se souvienne de l’intensité de L’assassinat de Jesse James, ou The Proposition pour s’en convaincre.


Sur cette trajectoire de deux frères braqueurs, Mackenzie pose une caméra ample, dont les mouvements accompagnent avec une certaine bienveillance, voire une solennité, ce qui n’est pourtant qu’une modeste virée. C’est là le cœur du projet : mettre tous les moyens pour ceux qui en manquent. L’Amérique déclassée, décatie, la modestie généralisée des personnages donne le sentiment au spectateur d’être invité dans ce qui n’est pas voué à être spectaculaire. On notera d’ailleurs une idée fantastique pour un film traitant d’une série de braquages : l’absence des médias. Pas de surenchère, pas de montée en épingle, nul recours à ce petit artifice pénible qui nous dicte toujours l’intensité des enjeux : ici, deux flics attendent devant une banque, plus ou moins convaincus de leur présence, et la foule, quand elle réagit, n’est pas forcément du bon côté de la morale.


Si le film est un peu didactique par instants dans l’exposition de sa thèse, le propos n’en est pas moins intéressant. Dans l’Amérique post-crise, le plus grand braqueur est bien le système bancaire. Les mystères des intentions et du plan des deux frangins excitent ainsi la curiosité, tandis que leur virée donne la parole à toutes les victimes de la violence capitaliste. Portraits à la volée, dans la lignée de ceux qu’on voyait de la crise de 29 dans Les Raisins de la colère de Ford ou Bonnie & Clyde de Penn : un mélange d’empathie et de colère pour toute cette masse silencieuse.


Si l’on évite le manichéisme, c’est aussi grâce à la trempe des personnages : un duo bancal, où l’un des frères représente la part d’ombre de l’autre, par sa violence brutale et son envie d’en découdre, tandis que le plus malin des deux aboutit à une morale assez trouble sur le bonheur familial. Et, de l’autre côté du spectre, un duo de flics capiteux, au sommet duquel trône un Jeff Bridges impérial, sorte d’écho au personnage de Tommy Lee Jones dans No Country for old men. On se vanne, soucieux de s’inscrire dans la pose propre à sa fonction : le flic du Sud, entre racisme et picole bon enfant. On attend la mort, aussi, croyant, par la lucidité, être capable d’en déjouer l’effet de surprise : mauvaise idée. Elle a toujours plusieurs coups d’avance.


Le monde ne s’arrêtera pas de tourner, et le système se remettra vite de cette égratignure. Mais elle soulage un temps, autant que ce film qui nous prouve qu’on pourra toujours revisiter les mêmes poncifs, pourvu qu’on ait du talent.

Sergent_Pepper
8
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à ses listes Nature, Gangster, Dénonciation, Les meilleurs films de braquage de banque et Les meilleurs road movies

Créée

le 3 déc. 2016

Critique lue 1.8K fois

86 j'aime

6 commentaires

Sergent_Pepper

Écrit par

Critique lue 1.8K fois

86
6

D'autres avis sur Comancheria

Comancheria
Sergent_Pepper
8

Non-lieu commun.

Le défi qui se pose à David Mackenzie est le suivant : comment appréhender les clichés qui vont inéluctablement saturer son récit ? Road movie, braquages, traque, fuite en avant, paysages, rien ne...

le 3 déc. 2016

86 j'aime

6

Comancheria
Behind_the_Mask
8

Un plan simple

Comancheria commence comme un film de braquage classique, tendance coups à moitié minable afin de faire du fric facile. Rien de bien neuf a priori, sauf le cadre de son scénario, qui fait évoluer son...

le 7 sept. 2016

83 j'aime

7

Comancheria
guyness
9

Ce peuplier, que le tonnerre foudroie

Toute une série d'activités, à priori relativement saines ou inoffensives, peuvent se révéler dangereuses, voire mortelles, lorsqu'elles sont pratiquées en état d'ivresse. Les plus connues sont même...

le 7 déc. 2016

67 j'aime

16

Du même critique

Lucy
Sergent_Pepper
1

Les arcanes du blockbuster, chapitre 12.

Cantine d’EuropaCorp, dans la file le long du buffet à volonté. Et donc, il prend sa bagnole, se venge et les descend tous. - D’accord, Luc. Je lance la production. On a de toute façon l’accord...

le 6 déc. 2014

774 j'aime

107

Once Upon a Time... in Hollywood
Sergent_Pepper
9

To leave and try in L.A.

Il y a là un savoureux paradoxe : le film le plus attendu de l’année, pierre angulaire de la production 2019 et climax du dernier Festival de Cannes, est un chant nostalgique d’une singulière...

le 14 août 2019

716 j'aime

55

Her
Sergent_Pepper
8

Vestiges de l’amour

La lumière qui baigne la majorité des plans de Her est rassurante. Les intérieurs sont clairs, les dégagements spacieux. Les écrans vastes et discrets, intégrés dans un mobilier pastel. Plus de...

le 30 mars 2014

618 j'aime

53