Entre rupture et continuité, Dodes’ka-den occupe une place particulière dans la filmographie de Kurosawa. Continuité, tout d’abord, par les thèmes qu’il aborde, et qui semblent prolonger l’attention portée aux miséreux avec tant de talent dans Barberousse. Galerie des conséquences de la pauvreté, le récit choral explore les ravages de l’alcool, de la solitude, de l’esclavage, du viol et de la faim.
Mais c’est un autre traitement que Kurosawa réserve à son sujet. Pour son premier film en couleur, l’expérimentation est fébrile, et aux cadrages boisés et nocturnes de Barberousse succède une explosion assez déconcertante de poésie picturale. Ombres dessinées sur le sol, drap peint en guise d’horizon, le bidonville qu’il dépeint est une enclave aussi décrochée du réel qu’elle est le reflet de la situation socio-économique des laissés pour compte.
Fellinien dans sa galerie carnavalesque, Antonionien dans son exploration insolite (le fait que le spectateur entende les bruitages du tram imaginaire rappelle fortement le match de tennis invisible qui clôt Blow Up), le film déstabilise d’emblée et l’on a du mal à imaginer tenir 2h20.
Progressivement, les récits entrecroisés prennent néanmoins chair et les portraits ont beau être davantage filtrés par cette imagerie assez clinquante, voire cartoonesque, l’empathie de Kurosawa affleure tout de même. Autant les excès formalistes peuvent rebuter (maquillage expressionniste, jeu des couleurs outranciers et au symbolisme appuyé pour les maris qui s’échangent leurs épouses), autant l’attention portée aux gestes, la fixité et la longueur de certaines séquences traduisent la volonté toujours vivace du cinéaste à capter l’humain. Il est tout de même étrange de se dire qu’au sein d’un film aussi plastique et visuel, la substantifique moelle est celle du dénuement le plus total, et avec la pudeur la plus grande.
Entre le passé de rédemptions qui n’adviennent pas (l’épouse de l’homme qui déchire des étoffes), le viol d’une jeune fille qui parvient, par la tentative de meurtre de la seule personne qui l’aime, ou le futur d’une maison qui se construit dans l’esprit malade d’un homme qui voit son enfant mourir, cette comédie inhumaine distille les affres du réel et les échappées par le l’esprit, le plus souvent à la lisière de l’aliénation.
Reste, au centre, un vieil homme qui semble être un modeste héritier de Barberousse : par une question, il empêche un hommes de massacrer ses voisins au sabre. Par quelques phrases, il accueille le voleur chez lui et lui propose de revenir. Dernier des fous, serein, il regarde ce monde avec une compassion qui permet un insolite humain. Dès lors, on accepte de se pousser quand passent des trams imaginaires, et l’on se projette dans des villas imaginaires.
Esthétiquement délicat, Dodes’ka-den est un film fébrile et vibrant, difficile d’accès, mais dans lequel l’humanisme de Kurosawa, puissant dans sa fragilité, s’exprime à bride abattue.
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