Ni le ciel, ni la terre, juste des Hommes

Il y a quelques mois s’achevait une œuvre qui, par son impact réflexif et émotionnel, marquera, à jamais je l’espère, les esprits tourmentés de ses spectateurs. Une œuvre qui transcende son simple format télévisuel pour s’inscrire dans une continuité beaucoup plus large, au caractère presque mystique : dépasser ses limites pour offrir aux mortels une introspection sur l’être dans sa généralité, sa relation vis-à-vis des autres, ses doutes, ses croyances, et surtout ses fêlures intérieures. Vous l’aurez compris, The Leftovers parle de l’Homme dans ce qu’il a de plus brut, de plus écaillé, des êtres mis à nus à travers le miroir de l’Inexplicable.


Dans Faute d’Amour, il est aussi question de corps à découvert, d’âmes à l’abandon, d’éclatement familial, de reconstruction impossible et de mystères insondables. Mais ici, pas d’échappatoire, pas d’espoir, juste la fatalité et la désillusion qui impactent le sens de la vie. Car la vie n’est pas ce long fleuve tranquille où ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants. Andrei Zyagintsev s’intéresse à cet après conte de fée, ce jour d’après où l’amour pourrit et disparaît dans les limbes d’un hiver éternel, ce moment où « le prince charmant a foutu l'camp avec la Belle au bois dormant ». Inutile d’en dire plus, on connaît la chanson.


Mais de ce postulat presque désespéré, ressort quelque chose d’infiniment beau. Tout ce qu’aborde Loveless se veut empreint de sincérité, de pudeur et de tendresse. Jamais excessif, toujours juste, la Nature guide les pas de Zyagintsev, comme pour en renforcer la charge qui pèse sur les Hommes : d’arbres enneigés à un lac glacé, l’état d’un couple en phase terminale. Tarkovski n’est pas loin dans ces évocations lourdes de sens. Et c’est peu dire. Souvenez-vous… Solaris, même construction : ouvrir et fermer l’œuvre par la Nature, un homme/ enfant marche au bord d’un lac. De cet homme qui s’évertuera à retrouver l’amour par le souvenir, n’en résulte ici qu’un enfant devenu souvenir, faute d’amour. La comparaison en est troublante, l’ampleur visuelle aussi : chaque branche enneigée porte en elle le drame de l’humanité toute entière.


Puis survient ce que j’aime appeler « la révélation », ce moment où l’émotion atteint son paroxysme pour finalement marquer à jamais la mémoire du spectateur ; des moments rares mais qui nous suivent jusque dans la tombe. Une image, quelques secondes, un plan d’une incroyable puissance : un enfant pleure, derrière une porte, caché dans l’obscurité d’une salle de bain. Ses cris sont retenus, ses larmes abondantes. Une mère qui passe et ne remarque pas sa présence, le laissant seul dans l’ombre de ce qu’il n’est déjà plus. Pas d’esbroufe, qu’une réalité dans sa plus brute et intense représentation.


Et dans cet ensemble bouleversant, un couple se meurt. L’amour n’est plus qu’un souvenir lointain. Place aux scènes de ménages, aux cris moralisateurs, au rejet de l’autre, aux insultes et défiances mutuelles ; tout rappelle le Scènes de la vie conjugale et plus généralement le cinéma Bergmanien, ne serait-ce que dans l’analyse comportementale, le calme de l’œuvre ou cette peur de la solitude. Là encore, thème commun à Antonioni, ce cinéaste du contemplatif de l’âme : comme le Jack Nicholson de Profession : Reporter, les personnages de Zyagintsev rejettent une vie pour en commencer une autre. Une nouvelle vie faite d’illusions, celles de croire en la reconstruction familiale et plus intimement à l’amour, alors qu’au bout du chemin, il n’y a que solitude, silences et individualité.


Faute d’amour condense finalement ce que propose une partie de la sélection cannoise 2017, c’est-à-dire une réflexion sur le couple, sa force mais surtout sa fragilité. De ce fait, l’analogie avec Mise à mort du cerf sacré pourrait paraître évidente dans la mesure où l’union familiale ne tient qu’à un sacrifice et à une faute. Le sacrifice de l’enfant pour l’envol des parents en somme. Là encore, un envol illusoire, tant cette « faute » est irréversible et lourde de conséquences. Irréversible, oui. Car dans cette émancipation, un enfant attend.


Laisser s’évaporer le souvenir de cette vie passée, d’un couple qui ne veut plus exister en tant qu’entité unique et indivisible. L’enfant, c’est le résultat de cette union, le symbole, le lien familial dans sa nucléarité. Essayer de diviser l’atome, il en résultera deux noyaux plus petits. Deux cellules distinctes qui se reconstruisent indépendamment l’une de l’autre. L’enfant, c’est eux, ou plutôt c’est ce qu’il reste de leur amour. Il était l’amour au commencement, avant que le couple ne s’enferme dans la lassitude.


La fugue de l’enfant, c’est leur désunion, le rejet même de la famille. S’épanouir individuellement implique donc un sacrifice durable et ineffaçable : un souvenir plus fort qu’une présence, et la responsabilité qu’a l’individu dans cette faute. Plus encore, c’est le point de vue de l’enfant dans cette décision d’éloignement. Une évolution progressive liée à l’amour perdu de ses parents. Une cassure de l’intérieur pour une fuite responsable et consciente : fuir l’absence d’amour pour essayer d’exister.


En observant ces êtres se déchirer, Zyagintsev analyse plus largement les fissures de la Russie. D’un pays brisé par son passé à une société moderne repliée sur elle-même, l’individu prime au détriment du collectif, paradoxe assez criant de vérité dans la mesure où l’intrigue se déroule dans une Russie post-URSS. Une Russie conservatrice et extrême, où l’employé peut encore se faire licencier pour cause de divorce. Une Russie froide, un enfer glacé où les sourires sont inconnus et où l’hiver semble être la seule saison. Mais c’est avant tout l’insatisfaction du monde moderne qu’entend dénoncer Zyagintsev : une société incapable de se passer de son Smartphone, au point qu’elle en a oublié le ciment de son existence : l’Amour. Certes, la métaphore n’est pas toujours assez bien camouflée pour se justifier elle-même, mais elle n’en demeure pas moins intéressante.


La caméra de Zyagintsev arrive à saisir l’âme dans ce qu’elle a de plus secrète, de plus mystérieuse. Pénétrer l’intime par de lents travellings, et créer une ambiance gracieuse, enveloppante comme un manteau de neige, pour mieux bouleverser et retourner son spectateur. Sa maîtrise sur le cadre et l’image est indéniable. En témoigne également cet érotisme éloquent, véritable sculpture mouvante capable de réchauffer les cœurs d’un amour renaissant.


Mais, tout ces artifices, aussi virtuoses soient-ils, ne pourront rien contre l’ennui. Un ennui assez relatif dans la mesure où il est généré par cette ambiance si singulière. Une ambiance entièrement basée sur un mystère, sur les doutes et sur les croyances. Des recherches pour retrouver un enfant dont on sait qu’elles seront vaines. Une disparition soudaine comme si la Main de Dieu avait voulu donner une leçon à ces parents qui ont oublié leur enfant dans leur propre égoïsme.


La fin, quant à elle, n’est qu’une éternelle ouverture. Un moment où l’enfant jouait encore. Et de ces jeux d’enfants, ne reste qu’un ruban dans un arbre. Dernière trace d’une existence passée pour une faute impossible à oublier.


Loveless est un film catastrophe réduit à un microcosme familial. De chaque plan ressort une déchirante tragédie, comme seuls les russes sont capables d’en magnifier la portée. De ces choses qui nous entourent, Zyagintsev pose un regard incisif et doux, qui puise sa force dans ce qu’on ne voit pas, ces sentiments enfouis qui, lorsqu’ils sont extraits, nous retournent et nous bercent. A la fin de la séance, une profonde tristesse nous envahit. Impossible de bouger. Seule possibilité : rester assis comme un cœur pris au piège. Le piège de l’absence comme un parent qui aurait égaré son enfant.


Winter (is) Sleep(ing)…

blacktide
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le 1 sept. 2017

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blacktide

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