« What do I do ? What do I do ?! »
« Le chef d’œuvre annoncé en est un. » Voilà ce qu’on nous dit depuis des semaines, chacun apportant sa caution à ce qui pourrait n’être qu’une habile campagne marketing, chacun, à quelques rares bémols près, expliquant que si lui l’affirme, du haut de sa culture et de ses exigences, c’est que c’est vrai. On peut, ou plutôt on DOIT y aller.
Un chef d’œuvre est atemporel, d’une grande rigueur formelle, il aborde des questions humaines essentielles, nous bouleverse et nous impressionne. Oui, 2001 l’odyssée de l’espace, et Solaris en font partie. Apollo 13, moins.
Il semble y avoir un certain malentendu sur ce film, comme il y en a eu sur La vie d’Adèle, comme il y en aura toujours quand les médias s’empareront à grande échelle d’un « film événement ». Commençons par les dissiper en évoquant ses principales faiblesses.
Gravity est un film américain de divertissement, un survival. Cette simple assertion justifie qu’on y trouve une musique pesante, que le rôle de Clooney soit écrit pour lui (cabotin et classieux, toujours le mot pour rire même au bort de la mort, etc.), que la surenchère ne fasse pas peur aux scénaristes. Elle justifie aussi le fait que le scénario en question soit si mince, qu’il semble suivre un manuel de personal achievement irritant et qui devient franchement pénible lorsqu’il est souligné par les assertions de Bullock qui s’auto-convainc de son héroïsme. Il justifie, enfin, l’ajout superfétatoire du deuil de la fille, certaines lourdeurs symbolistes comme la mère devenue fille dans son bain amniotique d’apesanteur.
Certaines pesanteurs, donc.
Le cinéma est une prestidigitation depuis ses origines. C’est un divertissement qui peut nous montrer l’invisible, recréer le mouvement, et nous proposer un Voyage dans la Lune. Cuaron, à mon sens, ne propose pas autre chose.
Techniquement et plastiquement, le film est parfait. Parfait semble d’ailleurs un mot froid et réducteur. La technique est d’une grande efficacité (à l’exception notable du feu, les flammes numériques, c’est vraiment laid), la plastique est virtuose. L’immersion est totale, et il ne suffit pas de mettre des acteurs devant un green screen pour obtenir ce résultat. On connait, notamment depuis Les fils de l’homme, le goût de Cuaron pour les plans-séquences. Ils sont ici d’autant plus fascinants qu’ils exploitent toutes les ressources du sujet même du film, l’apesanteur. Ballet spatial d’une beauté époustouflante, la magie opère et nous sidère, dès la gigantesque ouverture.
Les scènes qui suivent et s’inscrivent certes dans le cahier des charges du blockbuster, fonctionnent comme rarement. L’inventivité de la pluralité des dangers, l’exhaustivité des ressources visuelles et accessoires est superbe : on cherche à rallier l’arrimage ou à s’en extraire à tout prix, on redoute ce qui vient du néant ou on s’accroche à ce qui s’y dilue, chaque geste compte et se déforme, s’amplifie, se renverse. Depuis quand voit-on des personnages en situation de cliffhanger ? On les retrouve ici, mais on tremble comme jamais pour leur sort.
La construction des images est elle aussi mémorable. On a rarement été aussi fasciné par la profondeur de champ, et les scènes de déstructuration des stations orbitales dans le ralenti propre à l’espace en arrière-plan du protagoniste sont réellement à couper le souffle. On ne sait plus où regarder tout en comprenant bien qu’on a sur la scène le meilleur point de vue possible, tant les échelles varient et les mouvements fluides explorent tout le potentiel visuel de ces séquences. La 3D ne peut que magnifier l’ensemble en lui conférant une lisibilité supplémentaire.
Ne mélangeons donc pas tout. Ce film est un excellent film de divertissement, réellement marquant, formellement virtuose et justifiant à ce titre sa place dans l’histoire du cinéma. Sa première force, c’est de nous faire accepter tout ce qui pourrait lui nuire : oui, le scenario est basique, oui, les lourdeurs sont présentes, et après ? Par sa capacité d’immersion, sa force de frappe, il fait de nous des enfants, et c’est bien l’un des plus grands tours de prestidigitation qui soit.