Le spectateur aguerri à Bruno Dumont sait qu’on ne rentre pas en toute impunité dans chacun de ses nouveaux films. Après les mystères du fanatisme d’Hadewijch, le cinéaste poursuit son exploration du sacré au travers d’un récit encore plus surprenant qu’à l’habitude. Autour de la figure de l’ange gardien noir, il intègre à la narration des éléments mystiques et surnaturels qui exigent une ouverture totale. Miracles et ellipses s’entrecroisent dans un univers où la violence habituelle du réalisateur peut surgir à tout moment, au sein d’une séquence lente et le plus souvent dénuée de paroles, à l’image de l’atmosphère pesante qu’on trouvait déjà dans TwentyNine Palms. Portrait d’une jeune fille aux prises avec le désir, celui des autres en prédateurs et le sien face à une figure qui voudrait n’être qu’une présence platonique pour elle, Hors Satan propose une mystique agnostique assez perturbante où l’on exorcise par la bouche et l’on punit par le feu ou la pierre sur un crâne fracassé. Où l’on marche presque sur l’eau pour éteindre des incendies dont on ignore s’ils ont réellement eu lieu. Où l’on converge vers une issue très proche de l’Ordet de Dreyer, le discours en moins. Où l’épure générale n’est que la dentelle d’une densité phénoménale, l’essentiel se logeant au cœur des silences.
Tout cela pourrait considérablement irriter, et laisser à la porte un spectateur que Dumont ne cherche jamais à séduire par la facilité.
Il s’agit de tenter de mettre des mots sur la fascination absolue que suscite ce film, gageure d’autant plus intense que sa force réside précisément dans son silence.
Hors Satan, ce sont des visages et des lieux. L’épure gangrène, ou plutôt magnifie, tout le récit : pas de noms aux personnages, aucune explication, mais des faits, des échanges de corps, des râles, et, en valeur suprême, une fusion avec la nature. Deux noms viennent immédiatement à l’esprit lorsqu’il s’agit d’évoquer le panthéisme des décors : Terrence Malick (dans les plus belles séquences de La Ligne Rouge) et Andrei Tarkovski (surtout dans L’Enfance d’Ivan ou Le Miroir), certes bien différents dans leur intensité et leur discours, mais tous deux soucieux de redonner à la nature cette place première. Quand le premier dérive vers l’esthétique clipesque et musicale à outrance au risque de la mièvrerie (qu’on pense aux excès de A la merveille), le second accompagne ses tableaux d’une exégèse et d’un discours où le sacré s’incarne et se fond clairement dans une doctrine chrétienne, d’Andrei Roublev à l’ultime Sacrifice.
La musique (qu’on retrouve aussi dans l’autre grand film sur la nature, Barry Lyndon) ou le verbe.
Chez Dumont, tout s’efface.
A de multiples reprises, le personnage principal regarde le paysage et ploie devant sa beauté par une génuflexion averbale. Initiateur de cette contemplation silencieuse qu’on retrouvera chez les enfants dans P’tit Quinquin, il emmène à sa suite la jeune fille qui s’ouvre à la majesté du cosmos. Pour cette foi païenne, Dumont déploie une photographie magistrale, une science du cadre et un travail sur la lumière époustouflants. Forêts, landes brumeuses, mer, roche et craie composent une série de tableaux mémorables qui entrainent le spectateur à la suite des protagonistes : la parole s’estompe, la beauté se répand et avec elle un léger sourire qui pourrait être assimilé à de la grâce. Et l’on comprend alors qu’il n’est pas nécessaire d’expliquer, et que l’ordre infini de ce qui nous contemple en retour est une parole réconfortante :
La nature est un temple où de vivants piliers
Laissent parfois sortir de confuses paroles
L’homme y passe à travers des forêts de symboles
Qui l’observent avec des regards familiers.
(Baudelaire, "Correspondances", Les Fleurs du Mal.)