Joker est un film important. Son succès, tant critique que public, pourrait relancer la machine hollywoodienne jusqu'ici grippée par le manque d'ambition et l'infantilisation du public. Car, oui, il faut bien l'avouer: on nous prend pour des cons et ça marche. On en redemande, même, en léchant la merde au coin de notre bouche.
L'industrie du rêve, saturée par les films de super-héros grand spectacle, ne peut mourir et renaitre qu'à travers la figure masquée du vengeur divin ou du super-criminel. Maquiller un drame psychologique au vitriol du célèbre clown de DC Comics est donc une excellente idée. Au point de régression où nous nous trouvons, il faut au moins un symbole populaire aussi fort, un archétype de pur chaos pour détruire les produits corrompus de l'industrie ciné et repartir sur de nouvelles bases. Purifier par le feu, fertiliser.
Toutes proportions gardées, nous pourrions nous trouver dans une situation semblable à l'émergence du Nouvel-Hollywood dans les années 60 qui avait vu l'abandon des grands films de studios au profit d’œuvres moins onéreuses mais artistiquement plus riches et audacieuses. Surtout, la disparition de la censure de l'ancien Hollywood, le fameux Code Hays, permettait aux jeunes réalisateurs de s'affranchir des visées moralisatrices. Les films ne devaient plus nécessairement tenir par la main le spectateur en traçant une barrière infranchissable entre le bien et le mal. Cela ne vous rappelle rien ?
Parmi les innombrables premières critiques laudatives de Joker, quelques voix discordantes s'élèvent pour fustiger Todd Phillips, le réalisateur: son film ferait l'apologie de la violence en refusant de condamner fermement les actes criminels du clown. Pire: le Joker serait filmé comme un héros de notre époque, anarchiste, réglant par le meurtre toutes les failles de notre société malade. De jeunes personnes impressionnables, l'esprit peut-être saturé de la bien-pensance élevée en dogme tout-puissant depuis une décennie, bafouillent à la hâte des messages apocalyptiques dictés par l'émotivité: Joker va inciter des spectateurs à tuer, l’extrême-droite va en faire son porte-étendard pour déverser la haine dans nos rues (amusant pour un personnage "anarchiste")...
Rien de tout cela. Tout bien considéré, Joker ne propose pas une réflexion politique si approfondie. Le contexte est là, mais il n'est pas réellement le sujet du film. Joker est avant tout un drame personnel. Joaquin Phoenix, spectral et lumineux à la fois, hante presque chaque scène (à la photographie irréprochable) de sa présence, tour à tour pathétique et effrayant. Sa prestation est si bonne qu'elle en devient parfois dérangeante. Le spectateur souffre avec lui, est hanté par ce rire douloureux qui revient plus souvent qu'on ne le voudrait. Le film raconte longuement comment la société détruit cet homme fragile et instable, mais il ne s'attarde pas vraiment sur la manière dont cet homme détruira à son tour la société. Ni même s'il y parvient vraiment.
Joker est donc avant tout un drame intimiste qui s'approprie l'aspect iconique des comic books pour mieux en tordre les habituels rouages manichéens. Oui, le film est volontairement ambigu, de l'aveu même de son acteur principal. Joker ne vous fait pas la morale parce qu'il compte sur l'intelligence du spectateur pour faire la part des choses. Joker bouscule et suscite des réactions parce qu'il se débarrasse de la censure qui était revenue, insidieuse, et s'était infiltrée partout. Le Code Hays était mort mais son âme était toujours là et continuait à danser.
S'il faut chercher dans tout cela un message politique, c'est que la société est au bord de l'implosion, avec ou sans le Joker pour mener la révolution. Le cinéma, les jeux vidéo, la bande dessinée sont depuis des décennies le relais de notre obsession pour la chute de la civilisation. Ces médias de masse en font généralement un divertissement, comme pour mieux exorciser nos peurs. Joker, lui, expose la situation dans toute sa sécheresse. Il est donc naturel que cela perturbe grandement les esprits assoupis de notre époque. En vérité, ce film fait ce que fait toute œuvre d'art digne de ce nom.
Joker est un prophète de la destruction, mais aussi de la renaissance. Je souhaite ardemment que la culture de masse, alléchée par son succès inespéré, connaisse un nouvel âge d'or. Dans le cas contraire, il ne restera plus qu'à danser sur son cadavre en souriant.