Il y a 20 ans, le film culte de Mathieu Kassovitz sortait en France, tout juste auréolé du prix de la mise en scène au festival de Cannes 1995, puis de recevoir celui du meilleur film aux César en 1996. Le réalisateur a eu l’idée de La Haine, à la suite du décès de Makomé M’Bowolé, un jeune de 17 ans, lors d’une garde à vue, dans un commissariat du XVIII arrondissement de Paris en 1993. En s’inspirant de ce fait divers, Mathieu Kassovitz lève le voile sur la condition banlieusarde. Un sujet rarement traité au cinéma à cette époque. Mais deux décennies plus tard, que vaut le film et surtout, la situation a-t’elle évolué ou régressé ?
Durant 24H, on va suivre Vinz (Vincent Cassel), Hubert (Hubert Koundé) et Saïd (Saïd Taghmaoui), trois jeunes vivant dans une cité de la banlieue Parisienne. On les retrouve après une nuit d’émeutes. Leur ami Abdel Ichah est entre la vie et la mort, hospitalisé suite à une interpellation musclée. Ils représentent la génération « black-blanc-beur », celle de la France multiculturelle, censée être celle d’un pays en pleine évolution, dont le point d’orgue sera la coupe du monde de football de 1998. Mais c’est aussi le portrait d’une population stigmatisée par les médias et les politiques, souvent pointée du doigt, en rejetant sur eux, les travers d’une société, en pleine régression.
En 1995, la France est pourtant en pleine expansion et l’économie se porte bien. Jacques Chirac est président de la république, mais son expression « le bruit et l’odeur », 4 ans auparavant, est révélateur d’un racisme latent, à l’image du FN de Jean-Marie Le Pen, auparavant marginalisé, mais qui grandit lui aussi. C’est dans ce contexte, que sort La Haine, un titre résumant bien l’état d’esprit de ces jeunes, face à l’injustice et la présence des CRS dans leur cité. Le film n’incite pas à la haine, mais au contraire, il tente surtout d’expliquer, comment elle s’est insinuée dans l’esprit de ces jeunes et pourquoi Vinz, veut « buter » un flic. Mais ce sont des mots, une attitude, une manière de se donner une importance, car de la théorie à la pratique, avant d’appuyer sur la gâchette, il y a tout un chemin à parcourir dans sa tête.
On découvre cette cité au travers des yeux de Said, se retrouvant face à un déploiement de CRS. Leur présence n’est pas désirée, les jeunes ont l’impression de subir une occupation. Pourtant, la vie doit continuer, malgré cette précarité. Ils sont sans emplois, vivant de combines et de petits trafics, pour tenter d’améliorer leur quotidien. La cité est une ville dans la ville, avec ses codes et son langage. La nuit d’émeute va tout changer, elle va avoir de multiples répercussions, à commencer par la perte de la salle de sport d’Hubert. Le seul qui avait un projet concret et se retrouve en galère avec ses deux amis. Vinz est la grande gueule du groupe, surtout face à son miroir, où il imite Travis Bickle (Robert de Niro) dans Taxi Driver. Le trio erre du toit des tours, à leurs appartements; où ils vivent en famille; aux aires de jeux, ou l’ennui se faire durement ressentir. Mais il y a cette arme perdue par un policier, élément déclencheur du drame, comme s’il ne pouvait en être autrement, comme si la fatalité était leur destinée. Hubert l’annonçait en ouverture du film, avec ses mots : « Mais l’important, c’est pas la chute, mais l’atterrissage » .Il y a une absence d’espoir, de futur, où les rêves sont proscrits, où le temps s’écoule lentement, au rythme de leurs engueulades.
Ce n’est pas seulement un drame, on retrouve aussi des éléments de comédie, comme cet emprunt au sketch des Inconnus « Manu, tu descends? », où le personnage de Vinz, caricaturé à l’extrême, au point de friser le ridicule. On a parfois le sentiment de se retrouver face à trois nigauds, découvrant Paris, comme s’ils ne sortaient jamais de leur cité. Ce côté plouc, associé à une malchance exceptionnelle, avec cette capacité à toujours attirer « le flic », devient lassante. Cela donne l’impression de se retrouver dans une suite de sketchs, plus ou moins captivants, renvoyant encore aux Inconnus. Une façon de ne pas trop rendre le film oppressant, en essayant de désamorcer le côté dramatique, sans que cela soit vraiment réussi.
Le film donne surtout l’impression d’être une démonstration du talent de Mathieu Kassovitz derrière une caméra, avare d’émotions. Après Métisse, il continue de marcher sur les traces d’une de ses influences, en la personne de Spike Lee. Son premier long métrage est largement inspiré par Nola Darling n’en fait qu’à sa tête, où l’on retrouve déjà Hubert Koundé et Vincent Cassel à la distribution, avec la banlieue en arrière plan. Pour La Haine, il va encore plus loin, en se référençant à d’autres films américains, comme Taxi Driver, Raging Bull, Scarface ou Voyage au bout de l’enfer, entre autres.
C’est techniquement maîtrisé, voir trop, tant cela manque de spontanéité. Mathieu Kassovitz nous abreuve de magnifiques plans, sublimés par le noir blanc, comme ce plan séquence démarrant de la fenêtre d’Hubert Koundé, survolant la cour de la cité, avant de remonter à la fenêtre de Cut Killer, mixant KRS One, NTM et Edith Piaf, pendant que la caméra descend doucement, pour offrir une vue panoramique sur la cité. Sa beauté formelle est indéniable, mais son esthétisme poussé à l’extrême, créer une distance, rendant l’émotion moins puissante.
Il y a aussi cette absence de la femme, l’histoire étant principalement traversée par des visages masculins, en dehors de quelques apparitions furtives. Il en va de même avec la famille. Mathieu Kassovitz a fait le choix de rester dans les pas de ses trois personnages, en les opposant parfois à leurs petites sœurs, où à leurs mères, faisant fi de la figure paternelle inexistante. Comme si la cité était la propriété de ces jeunes hommes, restant au bas des tours, en attendant que le temps passe, ou qu’un événement les sorte de leurs torpeurs.
Vincent Cassel est la révélation du film, sa nervosité est palpable, toujours sur la corde raide, au point de faire de l’ombre à ses deux partenaires Saïd Taghmaoui et Hubert Koundé. Mais on ne peut totalement les dissocier, ils représentent chacun une communauté, une manière de pensée et se complètent, pour le meilleur et pour le pire.
20 ans plus tard, le film n’a malheureusement pas vieilli. Le contrôle au faciès est toujours présent, tournant parfois au drame. L’exemple probant est celui de Zyed Benna et Bouna Traoré décédés en 2005, dans un transformateur EDF de Clichy sous bois. Pourtant la Cour vient de relaxer les deux policiers incriminés dans cette affaire. La justice semble s’évertuer à protéger les forces de l’ordre, au détriment de ses citoyens ou parents, déjà frappés par la perte de leurs enfants. Il en sera de même en 2007, deux adolescents meurent, après un choc avec une voiture de police. Même si un policier fût condamné à 6 mois de prison avec sursis, la sentence reste faible face aux conséquences dramatiques, avec des émeutes en réaction à cet autre fait divers. La liste ne cesse de s’allonger, comme cette année avec le décès suspect dans un commissariat du Xème, d’Amadou Koumé, où celui de Yazid, suite à un accident de la route, impliquant un policier ivre. Non, depuis la sortie du film, rien n’a vraiment changé, les dérives policières demeurent.
A sa sortie, le film pouvait être qualifié de « coup de poing ». Depuis, c’est devenu un film culte, influençant toute une génération et ouvrant une voie à d’autres films parlant de la vie en cité, comme Raï ou Ma cité va craquer. Mathieu Kassovitz a permis à une partie de la population ignorée, de se retrouver sous les feux des projecteurs. Elle incite les médias à ne montrer que le mauvais côté, celui qui est plus vendeur. Une course à l’audimat, au sensationnel, qu’on aperçoit aussi dans le film, qui ne semble pas prêt de s’arrêter. Si le film pose des questions, il ne donne pas vraiment de réponses; laissant plutôt le spectateur se forger sa propre opinion. C’est un instantané de la vie de jeunes de banlieue, dans une société qui ne semble pas vouloir d’eux, les stigmatisant aux travers des émissions, ou la forme prend largement le pas sur le fond.
En début d’année, Matthieu Kassovitz a émis le souhait de réaliser La Haine 2, un projet soutenu par Vincent Cassel, avant qu’il ne se rétracte. Le film n’était peut-être pas fait pour avoir une suite, mais l’actualité pousse à un nouvel éclairage sur les banlieues. Cela permettrait de démontrer, l’absence d’évolution et d’ouvrir à nouveau le débat sur la vie des cités, en évitant de se focaliser sur ses mauvais côtés. Mais tout cela reste à l’état de fantasme….