Comment pouvais-je me douter que le slogan « Plus de passion, plus d’émotions » de mon interminable attente allait esquisser mon jugement quant à l’inévitable fascination prédestinée à ce rêve de cinéphile ? Car ce film, je l’ai rêvé. Oui, chaque pas, chaque couleur, chaque mélopée du cœur agissent sur moi comme l’aura mystérieuse d’une Claudia Cardinale, proie des guépards et des cheyennes. Les souvenirs remontent, une nostalgie cinéphile s’empare de mes derniers instants de lucidité pour y dérouler les fragments de mes émotions passées : le sourire contemplatif d’un Noodles perdu dans la fumée de ses souvenirs, une descente d’escalier dans la finalité d’un gros plan jusqu’à la tragédie d’une roulette vietnamienne suppléant une nocturne de Chopin… La La Land, c’est un peu ce rêve gravé dans la pellicule, une œuvre en symbiose avec son public où brûle la fièvre des passions.
Le prologue condense à lui seul toute l’audace et la vitalité de l’œuvre, une ouverture qui remue en vous l’enthousiasme d’une vie. A la noirceur de la salle de cinéma émerge un titanesque Cinemascope : des lumières qui s’éteignent pour en faire scintiller d’autres. Celles de mes yeux ébahis, semblables à ceux d’un enfant à la vue d’une délectable sucrerie. Des bruits de klaxons envahissent l’écran, comme pour nous prévenir du twist initial qui nous mettra KO dès le premier round. Un travelling, des voitures, un embouteillage, l’ébauche d’une mélodie. Le réel semble dépasser le cadre d’un environnement propice au Burn Out pour s’inscrire dans l’évasion momentanée des aspirations communes et des distantes pensées.
C’est alors qu’un sentiment étrange parcourt notre corps. Une sorte de transe, une folie partielle puis totale, somme toute assez symptomatique : des frissons, un bonheur extrême et l’irrésistible envie de ne plus être passif dans cette escapade autoroutière. Car le soleil brille désormais dans mon cœur, esquissant par la même occasion un sourire rêveur sur mon visage. Comment pourrait-on décrire un tel état de grâce ? Apesanteur peut-être, mais le mot serait faible face à cet orgasme obsessionnel. Les couleurs s’entrechoquent, la mixité est absolue, l’ouverture figure l’ambition de ce virtuose. Plus encore, la caméra oscille dans l’insoutenable légèreté de l’être, convoquant les envolées lyriques de Kalatozov et de son Soy Cuba. Une fluidité qui au final se veut immersive à la manière d’une expérience à la Rose Pourpre du Caire.
Mais ce sont bien ces figures dansantes, ces élégantes et sensuelles chorégraphies mêlées à une harmonie céleste, qui tourmentent mon for intérieur. Un croisement de jambes, des bras levés vers le ciel, un déhanché salvateur, des tambours endiablés… L’extase est impérieuse. Que donnerai-je pour un autre jour de soleil si ce n’est mes sentiments les plus sincères ? Aucune langue ne saurait dépeindre cette expérience, excepté celle d’un hymne du cœur. Oui, de battre mon cœur s’est intensifié…
Les envolées se font multiples. Les frissons laissent place à l’ensorcellement, à la possession d’un corps entrainé dans ces peintures musicales. Les couleurs se font communicatives, rayonnantes sur le bitume de la cité des anges. Les demoiselles se bercent d’illusions de renommée et exaltent le hasard d’une rencontre notable dans la foule. Une foule de doux rêveurs, tantôt pris dans la délicatesse d’une sereine mélodie jusqu’au plongeon collectif dans un tourbillon de robes enluminées. Puis vient le temps du coup de foudre. Mia et Sebastian, deux êtres réunis par une même mélodie. Un arrêt insignifiant devant un bar et pourtant l’inéluctable est là : les lumières les recouvrent d’un voile angélique tandis que l’obscurité s’empare du superflu. Néanmoins, de cette parfaite adéquation en résulte un baiser manqué, ou presque. Car la suite décidera de les réunir, non sans une certaine ironie, dans les désillusions musicales du « Piano Man » et de la fièvre des eighties. Un bal de couleurs laissant place à l’enivrement d’une « lovely night ».
A la faveur d’un réverbère familier, les enfants du paradis convoquent les fantômes du passé à coup de claquettes nocturnes et de chimères bleutées. Damien Chazelle, lui, troque ses baguettes pour une paire de claquettes. De cette danse étoilée ressort la nostalgie des pas de Gene Kelly, dans cette pluie appelée cinéma. Les émotions se font fortes. Un envol dans l’observatoire jusqu’à la galaxie des possibles assouvira votre soif poétique. Les références s’élèvent dans l’architecture de ces plans passionnés. Celles-ci se veulent apparentes et subtiles, jamais envahissantes et constamment réjouissantes.
Au détour d’un bar cuivré où plane l’ombre intraitable de J.K. Simmons et d’une affiche furtive à la Guy and Madeline, Chazelle déroule sa rétrospective prophétique où tout s’imbrique dans une forme de continuité musicale. A la sueur et au sang d’une batterie torturante succède la tendresse de quelques touches contemplatives. La La Land auréole le jazz comme une harmonie en constant conflit, où chaque musicien doit saisir l’urgence de l’instant pour pleinement s’accomplir : cette cadence intérieure procurera à Mia et Sebastian la force de pousser l’autre à réaliser ses rêves malgré les obstacles de la vie. Des contraintes qui finalement les presseront à l’éloignement.
Dans cette structure narrative, il apparaît alors une balance entre rêves et réalité à la manière d’une construction saisonnière à la Jacques Demy, de la mièvrerie à la désillusion de l’absence. Un repas chanté comme apogée d’une discorde naissante. L’atmosphère est électrique, les discussions s’enflamment. Poursuivre ses rêves ou s’abandonner au réel ? Le débat est intense.
Chazelle me retiendrait-il prisonnier de ces frissons (en)chanteurs ? Sa passion devient mienne. Une obsession fleurit mes pensées. Mon cœur murmure un doux Chabadabada. Le constat est sans appel. La La Land est un doux fantasme aux acmés mélancoliques, l’évidence faite film, l’incarnation idéalisée d’un passé trouvant son écho dans sa propre modernité. Sebastian se voudrait relayer le jazz dans sa forme la plus pure, la plus traditionnelle mais les temps changent et tout amène à l’évolution. Le personnage de John Legend se place alors aux antipodes des ambitions de Sebastian, résumant la contradiction à la base de ses rêves : « How are you gonna be a revolutionary if you're such a traditionalist ? » Des questionnements comme mise en abyme du pari fou de Damien Chazelle, engageant ses espoirs en un renouveau de la comédie musicale.
Car il est bien question d’héritage, de perpétuer une certaine tradition à une époque où l’avenir éclipse les fossiles de l’histoire : des notes instrumentales qui se perdent dans des arrangements électroniques, des pas élancés interrompus par la sonnerie d’une « pomme croquée », un mur d’icônes abîmé par les années… Rien ne se perd, tout se transforme, me direz-vous. Chazelle l’a bien compris et assimile cette dure réalité pour tenter de façonner l’avenir via cette passion qui l’anime.
Cette fatalité annonce toutefois l’inévitable compromis auquel chaque être se doit de faire face, une sorte de prise de conscience tragique à l’instar des Chaussons rouges comme incarnation du dilemme cornélien : la passion ou l'amour ? A ce dilemme, Mia et Sebastian s’arracheront l’un à l’autre, prendront des chemins différents comme sur cette route enneigée d’une escale cherbourgeoise. Et pourtant, un simple regard suffira à ranimer l’étincelle des souvenirs communs. Puis un sourire, dissimulé et attentionné, comme acceptation des rêves de l’autre.
Ryan Gosling, dans son rôle de rebelle agissant pour une cause, exploite habilement son flegme légendaire pour progressivement dévoiler sa diversité émotive. Dans un autre registre, de vertes effluves m’évoquent l’ombre féminine du spectre hitchcockien. Emma Stone magnétise de sa présence, drôle de frimousse conviant la prestance d’une Gene Tierney et la douceur oculaire d’une Ingrid Bergman. Une fascination se résumant aux paroles de City of stars : « A look in somebody's eyes To light up the skies » ; ses yeux juvéniles suffisent à retenir notre cœur prisonnier et à « illuminer les cieux » de son charme naturel.
Au-delà des boulevards crépusculaires et des nuits américaines, La La land célèbre l’ordinaire, cet abandon quotidien aux mirages de l’existence. Car le rêve n’est au final qu’une facette de notre réalité, s’entachant d’illusions pour mieux digérer les coups bas que nous porte la vie. Des déboires qui au fond magnifient les modestes plaisirs en les transformant en une éclaircie de souvenirs, à l’image de cet épilogue romanesque où l’évasion d’une mélodie commune perce le regard nostalgique d’un couple à la dérive. Que de pensées lointaines dans l’horizon des rêves déchus…
Don’t Worry, be Happy
La La Land dépasse son idéal pour s’inscrire dans un éden étoilé. Il est de ces films qui vous laissent une empreinte indélébile, utopie d’une vie en rose et en chansons, aux effets secondaires surprenants. S’opère alors un relâchement intérieur. Car qui n’a pas eu l’envie de fredonner « Another Day of Sun » en sautant de voitures en voitures ou de tournoyer autour d’un réverbère sous une nuit étoilée ? Oui, La La Land, c’est un amour naissant au clair de lune. Sur un fond de percussions chroniques apparaissent des flashs conceptuels empreints d'une quiétude filante. La caméra, elle, valse dans un bal de couleurs et d’extraordinaire, pénétrant les sentiments avec respect et fluidité. A travers la mélancolie de l’objectif, les pensées s'enflamment dans la fragilité d'un regard passionné. Puis la nostalgie cède sa place à une sérénité présente, faite d’obsessions musicales et d’illusions parallèles. La pellicule brûle mais les émotions demeurent. Car les étoiles ne laissent jamais disparaître leur lumière. C’est alors que « sur une toile de réalité insignifiante, l’imagination tisse de nouveaux motifs ». Au fil du temps, mes mots se dérobent aux mélodies imagées comme s’il m’était impossible de les exprimer rationnellement. L’enthousiasme permanent m’amène à constater cette expérience comme un processus qui se vit plus qu’il ne s’écrit. Tout s’accorde au final dans un medley d’émotions.
Restent quelques notes pour graver un amour dans l’infini.
Let the Sunshine In…