Les clodos se taisent pour mourir
Festival Sens Critique, 13/16
Prends ça dans ta face…c’est Roumain, ça dure 2h35, c’est un joyau.
La séquence d’ouverture confirme les craintes du spectateur réticent. Difficile de faire plus âpre. Vieux, gros, alcoolo, entouré de ses chats au milieu d’un appart sale et encombré, Dante Remus est tout sauf sexy, et n’a rien pour susciter la compassion ou l’intérêt, le nôtre ou celui de son entourage.
Voilà le programme et le défi de Puiu : dans une œuvre dont le propos est de fustiger le manque d’amour de son prochain, nous river au destin de cet homme insignifiant, choisi dans la masse grouillante qui converge chaque nuit vers les urgences, alors qu’un terrible accident de bus mobilise tous les hôpitaux. A l’écart de l’exceptionnel, à l’écart des priorités, il sera celle du regard du cinéaste qui va nous le rendre attachant et intime.
Le patient est encombrant, il pue l’alcool, et très vite, l’urine. Commence un lent et long périple, fondé sur le modèle d’un jeu de l’oie kafkaïen dans les dédales d’une administration cloisonnée, incapable de coordination face à un individu. Balloté de services en services, les examens se répètent, le retour à la case départ est permanent. Chaque médecin fait son propre diagnostic, la fatigue exacerbant les réactions à mesure que la nuit avance.
Il serait excessif de voir dans le film une simple dénonciation des manquements du système hospitalier, même s’ils sont patents ; certes, la lutte des classes entre les différentes fonctions du corps médical, le mépris des médecins à l’égard de l’ambulancière et l’absence d’empathie de certains ont de quoi choquer. Mais Puiu s’attache surtout à démontrer à quel point chacun a ses raisons. Oui, il y a des priorités, oui, les services sont pleins, non, on ne peut pas opérer un homme qui refuse de signer la décharge. L’humain face à l’administratif est ici le nerf de cette tragédie banale, et de la difficulté à composer, dans un système collectif, avec des problématiques individuelles. Pas de cibles précises, mais une fourmilière ankylosée, elle-même malade.
Alors qu’elle le rudoie aussi un peu dans les premiers temps, l’ambulancière devient progressivement l’ange gardien de Dante Remus, et la véritable héroïne du film, être fragile qui tente courageusement de combler les lacunes de la communication entre les différents établissements. Elle aussi, on l’apprend au fil de dialogues en second plan, a ses propres problèmes, comme tous les acteurs du système : divorces, célibat, amourettes, trafic, la vie continue, modeste et attachante.
Face à elle, notre héros avance, se délestant progressivement de tous ses attributs : chats, habits, contrôle de ses sphincters, cheveux, pour ne devenir qu’un corps blanc, double grotesque du Christ au tombeau.
L’esthétique du documentaire qui construit le film est ici son véritable génie : pas de musique, de longs plans séquences, des comédiens criants de vérités, tout contribue à nous immerger dans cette modeste quête. L’autre grande réussite du récit tient dans sa gestion du rythme : c’est dans la pulsation du temps réel, de sa lenteur et de sa répétition, que se loge l’intensité dramatique. On ouvre des portes, on dialogue, on hésite, on repart. Dante, pantin manipulé, dont on ne considère plus que la grosseur de l’estomac ou la rigidité du foie, devient un morceau qu’on trimbale en attente de place… ou de péremption.
Car le propos, s’il est assez terrifiant sur le système, n’en demeure pas moins comiquement désenchanté, comme chez les dramaturges de l’absurde : belle idée que de dénuer progressivement Dante de la capacité à parler : face à lui, l’inflation du discours, jusqu’à la nausée, illustre un gigantesque dialogue de sourd où l’on n’écoute pas la seule qui dit la vérité, parce qu’elle n’a pas le même droit à la parole que les autres.
Film d’une tension continue, profondément authentique et émouvant, La mort de Dante Lazarescu n’a pas d’autre ambition que son titre : attirer notre regard, pour une fois, sur les portions congrues de notre société, sur l’invisible et le nocturne, une ambition folle, humaniste et couronnée d’un succès aussi éclatant qu’il est humble.