La mâchoire décrochée par l’avalanche de superlatifs qui l’inondent à l’issue du visionnage de ce film, tentons de reprendre nos esprits et d’établir les raisons qui font de cette œuvre un monument singulier et atemporel.


Le personnage de Mitchum qui ouvre le film, dialoguant avec Dieu, perclus d’une folie joviale et démente, est à lui-seul mémorable. Dès le départ, c’est par sa prise de parole qu’il se distingue : nul n’est besoin d’établir un mystère sur ses intentions, verbalisées et explicites. Il tue et prêche, brandissant ses contradictions, aussi frontales que ses deux mains, avec un sourire et une assurance totalement fascinants.


Mais pour qu’un personnage de cette trempe puisse sévir, encore faut-il qu’on l’écoute ; c’est tout le pari du cinéaste, qui donne à voir un monde adulte désespéré et pathétique : sans le sou et contraint de jouer aux Robins des bois de la crise de 29, on se livre au crime (le père), à la boisson (Oncle Birdie), ou, à défaut, aux extrémités du désespoir, celles d’une foi aveugle et fanatique. Crédule, manipulable, éructant sa morale comme sa vindicte, la foule est le vecteur de la première angoisse du film : Harry Powell, pasteur au sourire mielleux, n’a aucun mal à séduire les esprits délabrés de la masse qu’il traverse. La mère, les commerçants, la communauté toute entière tombe sous son charme, de la même façon que Ruby, la plus âgée des orphelines recueillies par Rachel Cooper, se laisse aller à le vénérer parce qu’elle rentre dans l’âge adulte.


Dans une société dévastée sur le plan économique, parental et mystique, ne subsistent que les enfants. C’est là qu’intervient le deuxième tour de force du film, celui de faire de ses protagonistes les victimes presque muettes de la folie des adultes. John et sa sœur Pearl, engagés par un pacte de mutisme avec le père, vont partager avec le spectateur une double vision du monde, et occasionner l’un des poèmes visuels les plus saisissants de l’histoire du cinéma.
Vision double, car scindée par la dichotomie de leur rapport au monde, oscillant entre le cauchemar et le rêve.


L’intrusion de Powell dans la maison familiale initie les angoisses par une esthétique résolument expressionniste : c’est l’escalier qui descend à la cave, c’est la lumière triangulée de la mansarde, l’ombre chinoise du prédateur à leur poursuite, dans une atmosphère de conte gothique visuellement époustouflante.


Prenant pour prétexte ce prisme déformant et hyperbolique du regard enfantin sur le monde, Laughton anamorphose littéralement tout l’univers et crée des tableaux d’une puissance radicale, parfois proches de l’animation. Fantastiquement éclairée, d’un noir et blanc somptueux, la photographie magnifie des scènes de bravoure, comme la somptueuse vision de la voiture sous l’eau.


Mais la séquence d’ouverture a toutefois averti le spectateur : la capacité de résilience de l’enfant saura contaminer positivement l’imagier du film dans une proposition de séquences oniriques tout aussi splendides. A l’escalier descendant à la cave répond l’échelle montant vers la grange, a l’exiguïté de la maison maternelle le flot de la rivière et la nuit constellée d’étoiles. Le bestiaire, la fluidité d’un parcours temporairement à l’abri du monde civilisé occasionne l’onirisme des contes de fée, sans une once de mièvrerie, les enfants ayant l’épaisseur de véritables personnages et s’éloignant considérablement de l’archétype irritant jusqu’alors en vigueur. Petits dormeurs encore vivants du val, ils fusionnent avec la nature qui les accueille et annonce le personnage suivant de Rachel Cooper, la catéchèse utopiste qui les intégrera à ses récits fondateurs sur Moïse.


Car c’est bien d’une nouvelle prêcheuse, féminine, ascète et altruiste dont les enfants avaient besoin pour trouver enfin un port d’attache. Opposant ses récits aux tromperies du pasteur psychopathe, elle devient le pivot essentiel de nouveaux tableaux : sur son fauteuil, veillant sur ses brebis égarées rassemblées dans l’escalier et les protégeant à la force de son fusil ; et lors d’une belle séquence, mêlant au chant glaçant de son ennemi sa voix féminine, seule apte à désacraliser ses blasphèmes.


Épris des libertés propres au programme esthétique et psychologique du récit, on se laisse happer par une fin pour le moins déconcertante, où le rythme s’emballe et les ellipses restent pour le moins énigmatiques : hors de l’utopie de Rachel Cooper, la folie ordinaire continue son œuvre, et ce n’est pas la condamnation du Pasteur qui y changera grand-chose. A ces syncopes et cette course folle, le cadeau ultime à John, une montre, rétablira le temps dans l’espoir d’un retour à une norme posée et des jours meilleurs.


Mais le spectateur, lui, restera longtemps marqué par la fascination effrayante et splendide des visions qu’il a traversée. Retourné en enfance, il gardera de ce film l’intensité et l’atemporalité des plus beaux souvenirs qui la composent.


Présentation détaillée et analyse en vidéo lors du Ciné-Club :


https://youtu.be/ucanovoYZwE

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