« Ce divertissement n’a pas la prétention d’un étude de mœurs » annonce le carton d’ouverture. Renoir, avec autant d’intelligence et de malice que dans le film qui va suivre, nous propose ici un programme schizophrène d’une grande ambition : divertir et discourir.
La règle du jeu est un univers formel d’une maitrise absolue, doublé d’une satire ravageuse.
Le Jeu.
C’est avant tout un jeu, et qui s’annonce comme tel. Après l’exergue du Figaro de Beaumarchais, tout le film est placé sous le signe de la comédie théâtrale. Intrigues amoureuses, tromperies et conflits à tous les étages, c’est un tourbillon de portes qui claquent, de traversées de corridors et de montées et descente d’escaliers.
L’immense réussite du film réside dans sa gestion de la collectivité : chaque séquence est l’objet d’une chorégraphie virtuose, la caméra se déplaçant d’une pièce à l’autre dans de nombreux plans séquence écrits avec une pertinence confondante, butinant regards et sourires, répliques et gestes d’un couple à l’autre. Car le mérite de ce film est de s’emparer du théâtre pour en sublimer les codes par la caméra : du mouvement initial, le drama, on propose une nouvelle vision, le kinêma son aboutissement et sa relecture. Toute la grammaire du film, inépuisable de richesse, ne cesse de jouer avec l’espace et le mouvement, d’orchestrer les situations et de chorégraphier les personnages. A ce titre, le travail sur la profondeur de champ est fantastique : très souvent, le premier et le second plan se répondent par écho, un couple en singeant un autre, une conversation appelant sa dérision par la scène muette qu’elle devance. Le ballet qui en résulte, aussi époustouflant qu’enivrant, qu’on soit dans la résidence ou en extérieur, est un splendide machine à machinations dont on retrouve l’écho dans la fascination du comte pour les automates et les boites à musique qui viennent si souvent troubler les conversations.
Mais qu’on ne s’y trompe pas : à l’instar du mouvement circulaire et jubilatoire des films de Max Ophüls, la forme n’occulte en rien la noirceur et la satire du propos. Tout cet opéra baroque trouve sa source dans le règne du mensonge, de la duperie et du cynisme, à l’image de Christine, marquise désabusée et croqueuse des cœurs qui s’offrent à elle, œil du cyclone autour duquel tout tourne et se fracasse. Derrière les sourires (figés et de pose, comme le rappel la très drôle ressemblance entre Christine et l’une de ses statues) et les saillies spirituelles, ce sens de la fête et du travestissement c’est bien l’imagerie d’une humanité ostentatoire dans sa frivolité et par conséquent décadente qui se dessine.
La règle.
Ce crépuscule d’un monde est celui d’une aristocratie à bout de souffle, convaincue du bien fondé d’un code sur le point de s’effondrer une nouvelle fois avec l’imminence de la 2nde guerre mondiale. Ainsi, André tient à parler au marquis afin de lui expliquer qu’il lui ravit son épouse, parce que « ça se fait », on s’engonce dans une partie de chasse tout ce qu’il y a de plus médiévale et l’on se divertit comme à la cour du Roi Soleil. Mais la comédie sociale ne se cantonne pas à fustiger l’élite : c’est bien un jeu de massacre collectif où le regard omniscient nous invite à la table des domestiques qui singent les maitres et établissent leur propre hiérarchie : la camériste n’est pas la cuisinière, le braconnier embauché comme domestique est lui aussi en position temporaire d’ascension sociale… Tout est codifié et simultanément démonté par le regard aussi satirique que tendre de Renoir, présent au sein du film par son personnage d’Octave, l’un des seuls sincères, ours lunaire et attachant.
Il n’empêche que la férocité du propos ne cesse de croître à mesure que l’hystérie collective se déploie. Au cœur du film, la battue qui conduit au carnage de la chasse est en cela révélatrice : cette scène n’a rien d’une partie de chasse. Postés à la sortie du bois, les aristocrates attendent le résultat du travail des domestiques qui font converger vers eux les victimes, dans un massacre organisé et d’une violence aussi aseptisée que glaçante. La chasse comme divertissement, c’est bien là le retournement du propos initial de Renoir qui ajoutait au titre de son film « Fantaisie dramatique ». André, arrivant par les airs au début du film, finit tiré en plein envol amoureux, à la fois faisan et lapin, sans qu’on s’en émeuve outre mesure. « Nous sommes ici pour chasser, pas pour écrire nos mémoires », avait annoncé le général, et la règle va reprendre le dessus. Garde-chasse et braconniers sont congédiés, le meurtre déguisé en accident… de chasse, intégré à la distraction généralisée, et l’on invite les élites ensommeillées à rentrer au chaud.
Cruel et virtuose, La règle du jeu est la quintessence du cinéma, art jeune et qui se nourrit de ses illustres prédécesseurs, roman, théâtre, conte philosophique, satire, ballet, peinture, pour proposer un regard frais et sans concession sur la tristesse jubilatoire de la comédie humaine.
Genèse du film, anecdotes de tournages et analyses :
https://youtu.be/NDag7guQkxw