Lana Swenson retourne aux Etats-Unis après quelques années passées en Tel'Aviv. Elle a 20 ans et est habitée par tout l'idéalisme de son âge. Son père, qui a dirigé des missions humanitaires en Afrique, lui a inculqué la volonté d'aider les autres, de servir les plus démunis. Aussi, sa première réaction, en roulant dans les rues de Los Angeles, en ce 12 septembre 2003, c'est de voir toute la population de pauvres et de déshérités, toute la misère qui erre sur les trottoirs. L'Amérique, comme Israël, est censée être la société parfaite, cette terre d'abondance qui donne, par antiphrase, son titre au film. Mais comme l'explique Henry, le pasteur qui la prend en charge et qui dirige une sorte de lieu d'asile pour SDF dans un des innombrables quartiers pauvres de la ville, « en ce moment, la pauvreté des Américains est bien la dernière des préoccupations de la Maison Blanche ».
Et, en effet, chaque fois que l'on voit ou que l'on entend un officiel, un membre du gouvernement de W., c'est pour mentionner la menace terroriste. Le social a complètement disparu (si tant est qu'il fut une préoccupation des gouvernements américains à un moment ou à un autre). Et ces officiels sont toujours à la télé ou à la radio, dans les médias ; on ne les voit jamais dans la réalité. Le film est marqué par l'absence de représentants de l'état : pas un policier, pas un travailleur social... Entièrement tourné vers l'Afghanistan ou l'Irak, le gouvernement n'a le temps, ni l'argent, ni la volonté de s'occuper de ses concitoyens.


Lorsque Paul Jeffries arpente les mêmes rues des mêmes quartiers pauvres de la ville, ce qu'il voit, lui, ce ne sont pas des pauvres hères à sauver, ce sont des Arabes ou des « enturbannés » à surveiller. Dans sa camionnette équipée de matériel de surveillance, il scrute les visages et les cartons à la recherche de terroristes potentiels. Et, soyons francs, dans cette Amérique post-11-septembre, tout le monde est un terroriste potentiel, si tant est qu'il ne soit pas blanc.
C'est pour Paul que Lana est revenue aux Etats-Unis. Paul est son oncle.
On devine facilement le reste du film. Land of plenty ne brille ni par la subtilité de son message, ni par son extrême originalité. Le film est trop didactique dans sa volonté d'opposer les deux philosophies : celle de la méfiance permanente envers tout le monde, et celle de l'amour envers son prochain.
Ce qui rachète le film, c'est d'abord l'humanité de Wenders. Le cinéaste allemand ne se pose jamais en donneur de leçon, et encore moins en juge. Il ne condamne pas ceux qui ont peur, ni ceux qui se font avoir par l'ambiance anxiogène du pays. Il préfère filmer le sourire qui illumine le visage ensoleillé de Lana, sa façon de parler avec amitiés et respect à des inconnus qui sont rejetés par tous. Même Paul, avec sa parano, n'est jamais ridiculisé ou condamné. Il peut nous faire sourire en se prenant pour un agent du contre-espionnage en mission dans son pays, mais il suffit de voir son regard désemparé lorsqu'il est confronté à une vieille femme douce et malade pour comprendre toute l'empathie du cinéaste.


Alors que l'époque favorise un cinéma critique qui abuse du cynisme et du sarcasme, Wenders continue à détonner par sa sincérité. C'est un cinéaste vraiment humaniste qui montre réellement son amour pour ce qu'il filme. Son film est une critique de l'Amérique de Bush ? Il suffit de quelques plans pour nous montrer à quel point il aime cette Amérique, à quel point ce pays reste celui du rêve cinéphilique (Monument Valley est là pour le prouver).
Son choix du numérique s'avère là aussi payant : il permet de rendre compte d'une façon crue de la réalité grise et triste, mais Wenders se ménage des moments de grâce et d'apesanteur qui sont d'autant plus beaux qu'ils sont inattendus et surgissent au milieu d'une réalité sinistre. De plus, le numérique donne une grande liberté au cinéaste et lui permet de passer sans transition des gros plans sur le visage radieux de Lana à des plans généraux sur la beauté de cette Amérique aimée.
Land of plenty n’est pas le meilleur Wenders, et reste loin de la qualité de ses films des années 70 et 80. Cependant, il est possible, par de petits détails, de retrouver la patte du réalisateur. Par le voyage : les personnages sont tout le temps en mouvement, la voiture de Lana et la camionnette de Paul sont les deux lieux principaux du film, et la dernière partie est constituée de deux voyages inattendus qui constituent peut-être le cœur même du projet wendersien : les voyages en soi-même, les voyages qui apportent un changement dans la vision du monde et de la vision de l’autre.
Autre élément typique du cinéaste, même s’il est plus discret ici : le cinéma comme moyen de capter le monde. Lorsque Lana découvre les sans-abris qui hantent les rues californiennes, son réflexe est de prendre sa caméra et de les filmer pour les montrer au monde. De même, une amie restée en Israël filme et diffuse la douleur des Palestiniens. Dans les deux cas, les films permettent de contrecarrer l’ignorance (ignorance entretenue par les gouvernements respectifs). Le film est une source d’information, il apporte une vision du monde.
Enfin, il y a la place centrale qu’occupent les villes dans le film, et cette façon unique qu’a Wenders de les filmer. De Los Angeles (avec son réseaux tentaculaires d’autoroutes et ses « taudis ») à New York, le film érige la ville comme lieu de rencontre, lieu de danger et, en fin de copte, lieu d’expression des sentiments (la scène finale est significative).
Si Land of plenty n'est pas le meilleur Wenders, si on reste très loin de la beauté de son cinéma des années 70 et 80, le film nous réserve quand même de beaux moments de cinéma et d'émotions. Il parvient, avec subtilité, à trouver un équilibre entre l'expression de la douleur d'un peuple endeuillé, et le danger du repli sur soi et de la méfiance complète envers l'autre.


[7,5]

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le 23 févr. 2019

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