Juste après la grande réussite de son premier long métrage, Le Premier Maître, Andrei Kontchalovski enchaîne sur Le Bonheur d’Assia, portrait d’une jeune femme et description de la vie au kolkhoze.


De nos jours, le nom d’Andreï Kontchalovski est surtout évoqué pour sa brève carrière américaine des années 80, durant laquelle il tourna entre autres Runaway Train, Maria’s lover et Tango et Cash. Mais il ne fait pas oublier que Kontchalovski est un des plus grands cinéastes russes contemporains, avec une carrière qui dure depuis bientôt 60 ans.
Andreï Kontchalovski est issu de la famille (du “clan”, disent même certains) Mikhalkov. Il est le frère du réalisateur et acteur Nikita Mikhalkov (l’auteur de Soleil Trompeur, Cinq Soirées ou Partition inachevée pour piano mécanique) et le fils de Sergueï Mikhalkov (poète connu pour avoir écrit les paroles de l’hymne national de l’Union Soviétique, puis du nouvel hymne national russe commandé par Vladimir Poutine en l’an 2000). Il choisit de faire carrière sous le nom de sa mère, Kontchalovski.
C’est Andreï Tarkovski qui permettra à Kontchalovski de commencer une carrière de cinéaste. Kontchalovski co-signera les scénario des deux premiers longs métrages de Tarkovski, L’Enfance d’Ivan et Andreï Roublev, puis il réalise son premier film, Le Premier Maître, en 1965. Suivront des succès comme Oncle Vania (d’après la pièce de Tchékhov) ou la longue fresque Sibériade (4h30), sortie en 1979 et qui obtiendra le Grand Prix au festival de Cannes.
Le Bonheur d’Assia (si l’on traduit le titre original, on obtient : L’histoire d’Assia Klyatchina, qui était amoureuse mais ne fut jamais mariée) est le deuxième long métrage de Kontchalovski. Il a été réalisé dans la période de relatif dégel de la production cinématographique, après la mort de Staline en 53 et la déstalinisation qui a suivi ; dégel très relatif, puisque ce film sera censuré en URSS…


Officiellement, Le Bonheur d’Assia raconte bien une histoire. Dans un kolkhoze, la jeune et jolie Assia est enceinte. Tiraillée par l’attirance envers deux hommes très différents : d’un côté Stepan, camionneur, homme assez rude et père de l’enfant que porte la protagoniste ; de l’autre Sacha, qui revient de la ville avec une position sociale plus intéressante, et qui offre des cadeaux à celle qu’il veut séduire.
Impossible de ne pas succomber à la fraîcheur de cette jeune femme qui, envers et contre tous, choisit une certaine liberté matrimoniale. Assia est constamment montrée prise entre l’individualité et la collectivité. Ainsi, lorsque Sacha lui offre des chaussures, toutes les femmes du kolkhoze arrivent en un rien de temps pour admirer le cadeau, le soupeser, donner son avis sur le prétendant et conseiller Assia.
Ce rapport à la collectivité est un des sujets importants du film. Nous sommes dans un pays collectivisé, où tout soupçon d’individualisme est immédiatement qualifié de “bourgeois”, voire “réactionnaire”. Le choix du kolkhoze renforce encore cette thématique : les fermes collectives, qui se sont mises en place de façon tellement brutales dans certaines régions, constituent un des symboles les plus forts de cette volonté d’étouffer l’individu. Assia, comme beaucoup de citoyens soviétiques, est prise entre le désir d’autonomie et sa place dans la collectivité ; un dilemme qui, ici, n’a strictement rien d’idéologique ou de politique, mais qui est simplement moral, psychologique. Ainsi, c’est seule qu’Assia va accoucher, refusant la moindre aide, en pleine nuit, sur un chemin de campagne oublié, loin du kolkhoze, à peine soutenue par un Stépan complètement dépassé. Mais l’enfant, lui, sera celui de la collectivité, de ces enfants qui, comme celui sur lequel s’ouvre le film, sont sous la surveillance de tout le monde, comme s’ils étaient les enfants du kolkhoze.
Dans cette optique du rapport entre l’individu et la collectivité, Kontchalovski parvient à dessiner des personnages individualisés, avec leur passé, leur histoire, leur personnalité, et en même temps à en faire une collectivité. Ici, le collectif ne remplace pas l’individu, il ne l’étouffe pas, et les caractéristiques individuelles n’empêchent pas l’unité. Kontchalovski se place au-dessus de la distinction politique entre l’individu et le collectif.


Mais Le Bonheur d’Assia n’est pas seulement le portrait d’une jeune femme. le film est, peut-être avant tout, une chronique du kolkhoze. Et c’est peut-être dans ce portrait qu’il faut chercher ce qui a tant déplu aux autorités de l’époque. En effet, ici, nous sommes loin de l’imagerie officielle des paysans héroïques façonnée par le pouvoir soviétique dans les années 30. Les kolkhoziens de Kontchalovski se mettent régulièrement en pause pour discuter longuement, couchés à l’ombre de leur machine, ou boire un coup. Ce sont des êtres humains parfaitement normaux et ordinaires, présentés dans leur humanité, avec leur passé, leurs souffrances, leurs préoccupations quotidiennes. Les longs récits qui ponctuent le film nous plongent dans le passé de certains de ces personnages et contribuent à instaurer une empathie avec eux.
Perdu au milieu des champs, le kolkhoze n’est cependant pas coupé du monde. On y parle de la visite de de Gaulle en URSS et de la guerre du Vietnam. On y entend même des coups de canon au loin. L’inquiétude s’installe en toile de fond, bien qu’elle ne semble pas perturber le cours des choses. La pluie se révèle bien plus préoccupante.
Dans cette époque de relatif dégel de la production cinématographique, Le Bonheur d’Assia permet à Kontchalovski de donner une image réaliste de la vie du kolkhoze. Au réalisme socialiste de l’ère stalinienne, qui n’avait de réaliste que le nom (les scénarios étant écrits dans le but d’affirmer la puissance socialiste et l’inéluctable victoire du prolétariat), Le Bonheur d’Assia répond en lorgnant du côté du néoréalisme : acteurs majoritairement non-professionnels, part importante d’improvisation, prédominance d’une description sociale prise sur le vif. Cependant, le cinéaste a sans doute surestimé l’ampleur du “Dégel”, le Bonheur d’Assia étant finalement censuré car, officiellement, il est jugé trop sévère, trop pessimiste dans sa description du milieu kolkhozien. Le film ne sortira en Russie qu’en 1988, plus de vingt ans après son tournage.


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le 19 oct. 2020

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