Dans un monde de rêves où règne la nuit, la folie s’immisce dans les esprits. Elle attire les âmes vers la frénésie et les excès, faisant plier leurs volontés, pour les précipiter dans l’éternel enfer du brasier ardent.
Ivan Mosjoukine s’est surtout fait connaître devant la caméra, débutant en Russie puis, après la révolution de 1917, poursuivant une belle carrière en France, où l’acteur a su confirmer, s’essayant même à la réalisation, pour seulement deux films, qui furent L’Enfant du Carnaval, en 1921 et, surtout, Le Brasier Ardent, en 1923. On a toujours tendance à se dire que les plus de 90 ans qui nous séparent de ces métrages les condamnent à appartenir à de vieilles archives, à être, quelque part, dépassés, surtout quand on parle de cinéma, cet art encore si jeune à l’époque. Et si je vous disais que rien n’était plus faux ? Car le début du XXe siècle fut une époque de profonds bouleversements dans le monde de l’art, une époque d’expérimentations, qui vit l’émergence de nombreux nouveaux mouvements, qui s’avéraient parfois transverses et capables d’influencer plusieurs arts.
C’est, en tout cas, avec la troupe de l’ « Albatros », studio fondé par tout un petit groupe d’acteurs et cinéastes russes (parmi lesquels Yakov Protazanov, Ivan Mosjoukine, Nathalie Lissenko, Alexandre Volkoff et Victor Tourjanski) venus émigrer en France après la révolution, que les nouvelles ambitions artistiques russes vinrent s’immiscer dans le paysage cinématographique français. Ivan Mosjoukine était déjà bien connu à l’époque, grâce à ses talents d’acteur, ses rôles polymorphes et son charisme. Mais il est tout à fait intéressant de voir ce dont il est capable derrière la caméra, et il faut avouer que l’acteur-cinéaste maîtrisait très bien son art. Car Le Brasier Ardent est un film qui ne manque pas d’audace, qui multiplie les prouesses, qui regorge d’idées, témoignant de l’émergence d’un cinéma d’avant-garde au début des années 1920.
Le film s’ouvre sur une séquence cauchemardesque, où l’héroïne est aux prises avec un homme qui essaie de l’attirer dans les flammes. Puis s’ensuit une autre séquence tout aussi mystérieuse, où elle se retrouve poursuivie par un homme ténébreux, qui a les mêmes traits que celui qui essayait de l’attirer dans le brasier. Même si, à terme, le film suit une intrigue réaliste, avec la quête d’un mari qui tente de garder sa femme en missionnant un détective, Le Brasier Ardent ne cherche pas à rester dans l’intrigue policière ou le drame romantique, mais à sans cesse flouter les frontières entre réalité et imaginaire, par le biais d’une esthétique quasi-expressionniste, empreinte de mystère. Avec un sens du visuel très poussé, le film propose plus d’un plan mémorable, laissant avant tout le cinéma s’exprimer, pour laisser le spectateur s’immerger dans le film. Nous sommes ici dans un cinéma d’avant-garde, aussi beau et intelligent qu’il peut être exigeant, ce qui vaudra d’ailleurs à Mosjoukine d’être conspué et victime d’un échec public, faute d’avoir réalisé un film populaire, mais qui, pour l’anecdote, déclenchera une véritable vocation chez un certain Jean Renoir.
Ivan Mosjoukine ne repassera malheureusement plus derrière la caméra, laissant Le Brasier Ardent comme étant son seul et grand coup d’éclat. Un de ces films incompris par le public d’époque et qui, avec le temps, s’est avéré être un film visionnaire et en avance sur son temps. Par chance pour nous, il a été préservé dans des copies de bonne qualité, pour parvenir jusqu’à nous et nous montrer l’audace et la richesse artistique de l’époque. Il représente parfaitement cette époque, mettant en lumière le Paris des Années Folles, son audace, son envie de découvrir de nouvelles choses, sa modernité et l’évolution des mentalités. Ivan Mosjoukine nous régale en jouant les caméléons devant la caméra, continuant de confirmer ses grands talents d’acteur, tout en projetant sa vision du cinéma, incroyablement moderne et surprenante. Sa notoriété n’est pas des plus grandes de nos jours, mais le cinéma muet français tient ici un de ses films les plus audacieux et les plus intéressants.
Critique écrite pour A la rencontre du Septième Art