Boîte crânienne à louer
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Le parcours virtuose sur la façade de l’immeuble qui ouvre Le Locataire rappelle l’aisance d’un illustre aîné, Max Ophüls dans la première séquence du Plaisir. Mais là où sa caméra indiscrète nous donnait accès aux jeux secrets des alcôves d’un bordel, c’est la minéralité malsaine d’un lieu carcéral et pathogène que circonscrit ici Polanski. Insistante et lancinante, sa gestion de l’espace est l’un des coups de maitre de son film, dans la droite lignée de celle qu’il avait déjà mise en place dans les intérieurs claustrophobes de Répulsion, auxquels il adjoint désormais la labyrinthique paranoïa d’un immeuble tout entier : ses corridors, son voisinage, sa cour intérieure, et sa fameuse verrière en contrebas, invitation pernicieuse au suicide.
L’intelligence redoutable du Locataire réside dans son aménagement progressif de l’aliénation. En faisait de son personnage, kafkaïen en diable, une victime consentante, Polanski ménage une dégradation des plus cohérentes de sa psyché. Trelkovsky est l’archétype du gentil garçon qui, ne voulant froisser personne, finit par occuper cette zone grise où il dérange tout le monde : excitant l’hostilité naturelle des autres, n’osant calmer ceux qui vont déranger ceux qu’il tente aussi de préserver, il devient le martyre ordinaire sur lequel la communauté va reporter toutes les fautes, bouc émissaire cathartique et silencieux. Le simple fait de vivre dans un appartement devient un enfer et le moindre geste se voit accompagné de la réprimande aveugle des voisins ou l’observation inquiétante du vis-à-vis.
On sait néanmoins la finesse avec laquelle Polanski traite ses personnages, leur refusant toujours ce statut trop confortable de victime à la merci d’une humanité foncièrement mauvaise : avec un sens de l’équilibre non dénué de sadisme, il fait de ses personnages de grands malades qui vont perdre pied et avec lesquels le spectateur va être forcé, par à-coups et hésitations savamment orchestrées, de prendre ses distances.
Disséminant les indices d’un délire éminemment culturel, Polanski multiplie les références, du cri de Munch à la momie de Gautier, et préfigure les obsessions qu’on retrouvera chez Cronenberg (le motif de la dent) ou Lynch (le dédoublement, les hallucinations) avec cette touche unique, oscillant sans cesse entre le grotesque et un ancrage réaliste, plaçant le spectateur sur le même fil du rasoir que son protagoniste.
L’accroissement de la folie s’accompagne d’une véritable émancipation visuelle, comme s’il fallait le décorum baroque d’une folie grandiloquente pour trouver le courage faire le pas décisif vers le vide. C’est évidemment le travestissement, mais aussi et surtout la métamorphose des interlocuteurs en prédateurs (on pense au couple de vieux dans Mulholland Drive, notamment), et enfin la mise en scène fantasmatique de rituels cabalistiques placés sous le signe du spectacle. La cour intérieure, lieu mystérieux et inquiétant offert au voyeur dans Fenêtre sur Cour, perd ici tout son mutisme pour se transformer en foire aux atrocités, théâtre de la cruauté dont le figurant contraint va devenir le protagoniste suicidaire.
On peut donc, le temps d’un saut dans le vide, laisser tomber le frapadingue et reprendre ses esprits. C’est sans compter sur la malice du pervers aux commandes. Le dédoublement final boucle digne de l’anneau de Moebius et que Lynch reprendra dans le superbe dénouement de Lost Highway, empêche la paix de l’esprit. Sans dénouement, sans logique, l’aliénation est un puits sans fonds et Polanski son fidèle peintre : une cavité buccale qui, béante, hurle la douleur indicible de l’effroi.
(8.5/10)
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le 9 juil. 2015
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