Expérience esthétique sensationnelle, Le Narcisse Noir montre un groupe de religieuses enivrées par les vapeurs d'un Himalaya voluptueux. Il y a autant de candeur que de génie dans cette histoire, où les cinq nonnes s'installent dans un palais de Mopu situé sur des cimes indiennes. Venues ouvrir un dispensaire médical et une école, apportant le progrès occidental, c'est elles qui sont illuminées en retour. Il n'est pas tant question de choc des cultures, mais plutôt de réveil de la passion et des instincts en contradiction avec l'ascétisme de l'engagement conventuel.
C'est aussi le triomphe d'un équilibre immuable, dont la référence temporelle est l'éternité, conformément à l'idéal poursuivie par ces femmes devenues sœurs, dans une sororité fondée sur le libre-choix. Mais le logiciel de cette éternité-là n'est pas le même, car là où les sœurs se tournent vers l'au-delà pour trouver la lumière, ici celle-ci jaillit de la terre. L'Inde du Narcisse Noir est onirique, elle est une ébauche de paradis ; certainement pas un pays de cocagne, d'ailleurs une sœur affirme « il y a deux façons de vivre dans ce pays, celle de Mr Dean ou de l'ermite : soit l'insouciance, soit le renoncement ».
Il y a également celle des indigènes, rustres et non-éduqués, des individus bas comme il y en a partout, travaillant pour vivre et vivant de manière archaïque, sans aucun désir spirituel. Le Narcisse Noir raconte ainsi l'emprise de l'environnement sur des femmes de vertu et leur plongeon vers le matérialisme : en un sens, les sœurs mûrissent, révisent leurs aspirations et leur bien-fondé, s'évaluent et relancent leur exigence. Mais dans le même temps elles perdent pied, ne sont plus à la hauteur de leurs idéaux. Elles se laissent charmer par un monde plaisant et harmonieux mais menant à une impasse ; cet ancien temple et harem où elles ont migrées est un lieu de passage, un sanctuaire chimérique.
Il apporte une pièce manquante à ces personnes dont le train de vie est minimaliste et aseptisé, il n'est aussi qu'un somptueux mirage. Une quête de vérité et de pureté ne saurait s'en tenir aux révélations qu'apportent la fréquentation de ce lieu magique, tandis que ce dernier enchante mais n'épanouit pas. Il condamne soit à se planquer dans une prison dorée et frivole, soit à s'adonner de façon déraisonnée à un environnement sensuel. Le spectateur est mis en empathie avec ces méditations et ces dilemmes grâce à un formidable travail d'ambiance. Les intuitions et sentiments des sœurs, surtout Clothilde/Clodagh leur leader, guident la narration plus sûrement que le scénario. La tension est intérieure, non dans les péripéties pour elles-mêmes.
Tourné en Technicolor, Le Narcisse Noir a marqué l'Histoire de ce procédé ; ses couleurs sont littéralement flamboyantes comme dans le délicieux cauchemar de Suspiria sorti 30 ans plus tard (1979). Chaque scène a la puissance d'un tableau de Rubens ou de Raphael et frappe par sa beauté plastique vertigineuse. Tous les décors sont pourtant artificiels, crées dans les studios de Pinehood, y compris la falaise, sous la supervision d'Alfred Junge. À l'instar des Chaussons Rouges, Le Narcisse Noir est l'un des travaux les plus flamboyants de Powell. Son œuvre en général et ces deux films en particulier marqueront profondément une génération de cinéastes, exerçant une influence majeure sur Scorsese, De Palma ou Tavernier.
https://zogarok.wordpress.com/2015/08/12/le-narcisse-noir/