Grâce au succès critique, public/commercial et international d'Une Séparation, somptueux drame social iranien et auréolé d'un Oscar du Meilleur Film Etranger, Asghar Farhadi n'est plus vraiment étranger pour les cinéphiles du monde entier qui attendaient de pied ferme le nouveau projet du réalisateur iranien. Après deux derniers passages récompensés à la Berlinale, avec A Propos d'Elly (Ours d'Argent) et donc Une Séparation (Ours d'Or), le cinéaste revient avec un projet tourné en France et presque logiquement sélectionné au Festival de Cannes en compétition officielle (en attendant un prix ?). Dans l'idée originelle de concevoir ce film en France , Asghar Farhadi doit faire face à la barrière de la langue. Il y a quelques semaines Park-Chan wook montrait au monde avec Stoker, malgré une langue anglophone inconnue pour le réalisateur coréen, qu'il était possible de réaliser un bon film, du moment que la vision artistique est partagée et que le jeu des acteurs plait à son directeur.
Car Le Passé vaut déjà pour ses trois personnages principaux qui composent le casting avec une étonnante Bérénice Bejo, très impliquée et bouleversante, en mère de famille aux multiples mariages, un Tahar Rahim dont le jeu subtil interroge tant il passe allègrement du stéréotype de beau-père crétin au personnage plus ambigu et complexe qu'il n'y paraît tandis qu'Ali Mossafa campe une sorte d'intermédiaire rempli de sagesse, d'humanité et de bonne volonté. Trois personnages aux caractères bien différents et doivent faire face à leurs différents et antécédents pendant quelques jours. Un casting complété par des enfants qui captivent l'écran par leur élan de furie, de sagesse, de tristesse et d'émotion. Une justesse remarquable de la part d'un réalisateur soucieux de construire des personnages crédibles et anti-manichéens sur lesquels Asghar Farhadi ne porte aucun jugement.
Le Passé pourrait être le séquel d'Une Séparation tant les univers se ressemblent et les thèmes de prédilections du réalisateur toujours aussi présent. Ainsi alors que dans Une Séparation, l'intrigue suivait une famille iranienne soudée plongée dans une justice et une société iranienne imparfaite, Le Passé suit trois personnages faisant parti du schéma classique du triangle amoureux. L'ex-mari (Ali Mosaffa), la femme (Bérénice Bejo) dans ce qu'elle a de plus forte sans pour autant être exempt de défauts, et le nouveau compagnon de celle-ci (Tahar Rahim) sur fond d'histoire d'amour, de séparation et de reconstruction. Sauf qu'il n'est jamais question pour l'un des deux hommes de s'approprier la dame et de se battre pour l'amour de celle-ci. Si l'un a le regret de la voir à nouveau casée avec un homme, l'autre la néglige pour d'obscures raisons. Une histoire qui finalement de manière explicite, parle peu d'amour au point qu'aucun baiser n'est échangé au cours du film. Il s'agit davantage de l'histoire d'un triangle de personnages où le passé et les conséquences de celui-ci refont surface.
Le Passé est un véritable drame social qui souligne la difficulté de bien se réadapter après un mariage loupé et la difficulté de vivre dans des familles reconstruites, dans des endroits inappropriés (près d'une voie de chemin de fer), jamais disposés pour la sérénitude d'une famille qui ne demande qu'à être heureuse. Une famille où certains personnages ont trop refoulés leur sentiment, leur malaise vis à vis de la situation actuelle et ne sont plus capables de supporter cela. Un malentendu de m*rde et c'est le début d'une intrigue aux multiples rebondissements qui n'aura de cesse de jouer avec les nerfs et les attentes du spectateur. Chaque personnage sera tour à tour désigné comme étant le coupable de toute cette animosité qui détruit et "bousille" cette famille. Un récit qui au fur et à mesure qu'il se déroule enlève sagement tout désir de juger les personnes et plutôt de porter une certaine empathie pour des personnages qui n'ont peut-être pas eu le choix de faire ce qu'ils ont fait. C'est aussi un récit qui interroge sur les actions entreprises et les conséquences, parfois dramatiques, qui en découlent. Tranquillement, à la manière d'un fleuve, le scénario dévoile lentement des éléments du passé des personnages qui influent l'ensemble du scénario et s'emploie à bouleverser chaque jugement du spectateur, celui-ci qui n'aura de cesse de changer le fusil de son épaule. Une intrigue complexe et brillante qui a tant à dire sur la famille et les ressorts de celle-ci.
Alors qu'Une Séparation brossait le portrait d'une société iranienne, Le Passé fait état pour sa part de la famille dans son ensemble. Un sujet bien moins incisif mais qui pourtant interroge tout autant, notamment sur les actions humaines, les fondements de la famille et la tendance bien contemporaine de faire partie d'une famille reconstruite. Un film qui se présente comme le reflet d'un miroir, présentant la société sans cesse en train de juger les actions de chacun alors que certaines peuvent être inévitables, et difficiles à vivre. C'est le reflet aussi d'actions du passé dont les conséquences ne peuvent être ignorées et qui finalement refont toujours surface pour perturber le présent. Servi par un casting juste et bouleversant (Bérénice Béjo peut prétendre au Prix d'Interprétation), Le Passé se présente comme la confirmation d'un réalisateur iranien juste et sage dont la popularité ne va cesser de s’accroître au-delà des frontières. Un drame social qui tend par moment vers le suspense tant les révélations n'auront pas fini de surprendre. Le récit poignant d'un réalisateur qui tend par moment vers le pessimisme mais qui d'une manière juste dresse le portrait de la famille d'aujourd'hui. Un premier film cannois prodigieux !