Il est peu fréquent qu’un film carcéral commence aussi bien que Le Trou : Gaspard, par sa politesse et son air angélique, séduit les deux camps de la prison : le directeur, et ses nouveaux compagnons de cellule.


De ces deux instances, la longue exposition valorise une arme égale : la méticulosité : celle avec laquelle on tranche tous les aliments reçus dans les colis, on procède aux fouilles des cellules pour les gardiens. Celle avec laquelle on assemble des boites en carton pour les détenus, labeur de façade pour le grand œuvre que sera l’évasion.


Cette méticulosité, ce sens du détail sont aussi l’œuvre de Becker lui-même, virtuose dans la sécheresse du ton et l’âpreté du regard. Sur un thème résolument romanesque, il désactive les effets de manche par une esthétique documentaire de laquelle sourd une tension d’une authenticité phénoménale.


Rivé au visage et aux poings de ces hommes qui travaillent la paroi, le cinéaste exacerbe, par de longs gros plans, la lenteur de la tâche : plans fixes et plans séquences imposent ainsi, en temps réel, l’effritement du béton et le sillon de la scie à métaux. Tous les sens sont convoqués : c’est d’abord le bruit (le parti pris génial étant de ne proposer aucune musique), terrible d’angoisse par sa puissance et le danger qu’il génère, puis lancinant par sa rythmique martiale et volontaire. Le toucher, sur toutes ces matières solides qui jalonnent un parcours hostile : métal, béton, gravats, bois, serrures. Alors que l’odorat et le goût sont réservés aux rares mais fondamentaux moments de partage des colis qui galvanisent la petite communauté, le regard, bien sûr, couronne l’ambitieuse entreprise : par l’œilleton, il est à double sens : c’est celui, inopiné, du gardien, auquel répond le périscope de fortune qui offre une quasi omniscience.


Sur près de deux heures et quart, le film suit la lenteur d’une progression, dans laquelle l’espace clos est devenu une telle norme qu’un parcours dans un couloir à la lumière d’une torche de fortune a déjà la saveur d’une course libre, tout comme le cour d’eau d’un égout semble déjà une récompense.


Car l’autre grande idée du film est la prise en otage du spectateur. Nous sommes clairement en cellule avec ces cinq hommes, sans aperçu de l’extérieur, et l’attention porté à leur évasion occulte les raisons qui les réunissent ; et partant, toute morale. Film d’action, au sens premier du terme, il évacue toute dimension discursive au profit d’élans performatifs.


Durant un des rares moments d’échange, Gaspard dit à un codétenu qu’il ne s’est jamais senti aussi bien dans sa peau que depuis qu’il les a rencontrés ; il est alors clairement la figure du spectateur, embarqué dans une entreprise de taiseux volontaires, et enivré du même enthousiasme qu’eux.


Progressivement, pourtant, la porosité des parois s’accroit. C’est tout le paradoxe tragique de l’évolution du récit : à mesure qu’on creuse vers l’extérieur, celui-ci s’invite dans la prison : ce sont les interventions de plus en plus fréquentes des gardes, c’est la visite de la maitresse de Gaspard, et, enfin, son invitation dans le bureau du directeur. Trois images qui ébranlent tout l’équilibre spatial jusqu’alors confiné, mais aussi rassurant : un visage de femme, un beau parquet qu’on lustre avec insistance devant la porte du directeur, et un taxi qui passe devant la plaque d’égout qu’on soulève. On rentre, à chaque fois, par solidarité, pour retrouver les futurs compagnons de route ; mais le ver est dans le fruit.
Pourtant, c’est bien à la victoire des justes qu’on nous convie à la fin, par cette image d’une incroyable puissance qui voit s’inviter la totalité des gardiens sur le minuscule périscope. Mais le sentiment de révolte qui nous étreint, cette catharsis inversée, est le coup de maître du cinéaste. Nos compagnons de cellule, toujours aussi mutiques, offrent au traître un dernier regard, où la colère se mêle à la pitié, et le laissent se rendre seul dans une cellule ou il aura tout perdu pour avoir convoité une liberté légitime.


Puissant, oppressant, authentique, d’une mise en scène d’autant plus intelligente qu’elle se terre dans les creux de sa sobriété, Le Trou est un film immense, qui à son tour perce l’espace étriqué du cinéma français et le mène vers de nouveaux horizons.


Présentation détaillée et analyse en vidéo lors du Ciné-Club :


https://youtu.be/RxGlxY_Ef1s

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