La cinéaste Debra Granik vient proposer à une foule en folie - le public - assoiffé du dérangeant, du perturbant et accessoirement de violence et de sexe, une histoire sobre, pleine de légèretés, s'enracinant dans des questionnements sociaux et sociétaux fondamentaux. C'est une histoire dressant conjointement le profil d'un père de famille marginal et misanthrope désirant vivre sans maison, et celui de sa fille, Cendrillon du XXIème siècle, s'aventurant dans un récit initiatique, tiraillée tantôt par la société, le conformisme et la stabilité, tantôt par la nature non-humaine, la nature sauvage et imprévisible, notamment personnifiée par le père.



(Re)tour aux sources des sujets traités au cinéma



Je préfère vous allécher avec les thématiques traitées dans cette oeuvre, plutôt qu'avec l'intrigue en elle-même. Parce que c'est dans celles-ci que réside la force de cette belle et discrète proposition de cinéma. La cinéaste l'affirme lors d'une interview en tentant de justifier l'intérêt de transposer à l'écran, un sujet - qui nous semble aujourd'hui et dans nos sociétés ultra-transformées - anodin ; puisque tous sédentarisés depuis le temps, on a tous bien du visionner ce film au fond d'un bon vieux sofa, entre quatre murs bien bâtis. Pour beaucoup d'entre vous, habiter dans une maison et se socialiser c'est une question qui ne se pose plus dorénavant. La cinéaste assume pourtant ses ambitions et sa position, dans une interview dont voici un extrait.



C’est parfois vu comme non conventionnel, de ne pas avoir de violence
ou de sexe dans un film [comme Leave no trace]. Mais beaucoup de personnes à la marge vivent
avec des questions plus fondamentales, où vivre par exemple.



Ma critique surfera donc sur ses paroles, puisque après visionnage, j'étais bien confus ; perdu quelque part entre la compréhension d'exprimer un sujet de vie, élémentaire et fondamental, orchestré par une mise en scène des plus sobres et minimalistes, et entre la non-compréhension. Quand bien même je cherchais à comprendre l'intérêt de revenir sur des interrogations que des centaines de millions d'individus - ceux qui verront ce film notamment - ne se posent plus, je tentais de comprendre, mais en vain. Trop simple, trop lisse, ou se trouve la saveur de l'oeuvre si ce n'est ni dans le visuel, le graphique, ni même dans le récit, qui n'est ni romancé, ni déroutant ? C'était trop élémentaire, trop sommaire, pensais-je...



Laisser-faire le cinéma



J'attendais quelque chose de ce film, sans doute moi-même insufflé par ces tendances de sociétés pleines de révoltes, au travers d'associations, de mouvements collectifs ou d'un de ces films romancés tels que Captain Fantastic et Into the Wild, où le spectacle prend toujours le pas sur le réalisme.
C'est après avoir lu les quelques lignes, paroles de la cinéaste, et après avoir pris nécessairement de recul durant une bien longue semaine... Que je pense capter le message, enraciné bien plus profondément que je le pensais. Parce que, comme beaucoup, j'attends trop, plutôt que de me voir proposer, de me laisser porter naturellement par ces artistes qui ont une idée pas comme les autres... Laisser faire. Suivre le naturel. C'est ce dont il est question peut-être dans cette oeuvre.



Le potentiel des vieux états américains pour le cinéma



Ce qui est intéressant ici, c'est d'abord et très simplement, la possibilité d'observer concrètement une forme de nette opposition paysagère et graphique entre la Nature sauvage et le monde urbain. Ce n'est pas innocent s'il a été décidé par le chef opérateur Michael McDonough et Debra Garnik de choisir un de ces grands états américains connus pour leurs étendues de terres vierges et d'une grande naturalité. Eagle Fern Park, la réserve naturelle qui a servi comme lieu de tournage, présente un paysage semblant très désorganisé et aucunement contrôlé par l'Homme, extrêmement dense, luxuriant et paraissant invivable pour l'animal civilisé qu'est l'Homme. L'action n'aurait jamais pu convenir dans une de nos forêts françaises, trop propres, trop anthropomorphisées...
Visuellement, il semble y avoir un intérêt à tourner dans ces états socialement isolés, comme l'Oregon, Washington, l'Alaska ou encore le Wyoming. Dernièrement, ce sont Wild (2014), Wind River (2017), puis Hold the Dark (2018), qui, stratégiquement, ont décidé de concorder leurs récits avec le contexte social et environnemental d'un de ces vieux états, la vieille Amérique comme je l’appelle. Et rien que ça, c'est plus que plaisant !



La relation Homme-milieu et père-fille : deux thématiques, un film



Leave no Trace c'est cette mise en scène qui se laisse porter à travers ces milieux boisés, suivant de manière intimiste la relation fusionnelle d'un père, interprété par le très bon Ben Foster (Comancheria) et sa fille. Un pseudo road-movie épinglé de rencontres fortuites avec l'américain moyen, le riverain campagnard, l'éleveur, l’apicultrice... Parce que la cinéaste rappellera à plusieurs urbains d'entre vous qu'une communauté rurale, qu'une ferme et ses quelques lapins, qu'un camping-car ce n'est pas la Nature, la vraie. La Nature dans son degré de naturalité le plus élevé est, selon la cinéaste, caractérisé par l'abondance d'arbres, et l'absence garantie de tout être-humain. A contrario, tout regroupement humain (familles, communautés), même en zone rurale, est une petite société organisée et qui altère la Nature de référence, du moins celle décrit par Debra Garnik. Des analogies subtiles servent de compléments ; telle la ruche d'abeilles qui symbolise la société et la solidarité.



Finalement.



Leave no trace nous retranche dans des questionnements fondamentaux ; où devons-nous habiter ? Paradigme, est la maison, la fenêtre et le robinet, et pourtant... D.Garnik évite de se positionner et offre une oeuvre totalement non-manichéenne - rousseauiste même - qui permettra de laisser a fortiori libre cours à vos interprétations. C'est bien cela, la force de l'oeuvre. Les antécédents des protagonistes seront volontairement censurés, et tant mieux quelque part... Bizarrement, j'attendais une chute dramatique ou violente... Rien de bizarre, non. C'est finalement la meilleure manière de prouver que la violence et le sexe, font intrinsèquement partis de nos mœurs et de notre vécu, de nos observations quotidiennes, tant par le biais de l'art que par celui de l'actualité.


A l'instar de son protagoniste, Debra Garnik se positionne et s'affirme de fait, comme non-conformiste, quelque peu anti-communautaire ? Dans cette grande industrie du cinéma... Elle en connaissait parfaitement les risques, car malgré les éloges que je peux lui faire, cette oeuvre reste facilement oubliable, peut-être parce que moi-même étant trop accoutumé à la fantaisie, au drame, et autres contenus explicites qui bousculent nos sens.
Serait-ce donc l'origine de mon amertume pour cette oeuvre, moi, comme vous peut-être, qui associe bien souvent le 7ème art à la rêverie et la fantasmagorie ?


Parce que croyez-moi, derrière son apparence graphique et sa simplicité narrative, Leave no trace est une oeuvre pure, dissimulant en elle de profonds messages sociaux, qui avec une lecture adéquate de son spectateur, pourra procurer un goût étonnamment, raffiné.

Jordan_Michael
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le 7 oct. 2018

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