Leave No Trace (LNT), premier long-métrage de Debra Granik depuis son excellent Winter’s Bone, sorti en 2010, avait tout pour faire envie : a) le grand Ben Foster, médaille d’or de simulation de traumatisme définitif, b) la nature sauvage filmée, justement, par la maman du très naturel Winter’s Bone, et c) des thèmes passionnants comme la relation de l'individu à l'État et les modalités de sa liberté dans les démocraties dites libérales. Certes, il ne faut jamais se fier aux échos festivaliers, dithyrambiques, mais là, on était prêt à croire le gratin... d’autant plus que LNT semblait être ce que nous attendions de lui : un complément au génial Captain Fantastic, de Matt Ross, qui traitait des mêmes thèmes, d'une façon simplement différente, imaginions-nous.


Résultat des courses : il l'est... seulement dans une certaine mesure. Seulement, car il était difficile de s’attendre à quelque chose d’aussi foncièrement différent. De loin, LNT avait des airs de Captain Fantastic en moins intello, moins hip, et plus… primaire; il est en réalité TRÈS peu intello, TOUT sauf hip, et TRÈS primaire, émaillé même de touches purement sociales. Le père qu'il met en scène, Will, est l'opposé PARFAIT du héros de Captain Fantastic joué par Viggo : alors que ce dernier était un intellectuel de la classe moyenne supérieure doté d’un plan de vie, pour lui et sa progéniture, plan de vie établi à l'aide d'une armature idéologique relativement cohérente (un mix de libertarianisme survivaliste et d'anarchisme de gauche), Will est un ancien bidasse victime d’un trouble de stress post-traumatique bien sévère, dénué du moindre plan à long terme, et perdu dans une fuite en avant qu'il peine à déguiser en mode de vie alternatif. Autant dire que cela change bien des choses : LNT ne proposant aucune approche théorique du sujet central, il consacre l’essentiel de son énergie d’abord à la crise qui secoue les relations entre le personnage du père et celui de sa gamine, ensuite à l’incapacité clinique du premier à la régler.


Leave No Trace ne fait pas particulièrement réfléchir


Le problème, sans doute le seul problème de ce film par ailleurs très bien mis en scène, qui fera jouir les amateurs de nature avec son approche naturaliste jusqu’au bout du lichen, est qu’il a parfois le nez dans le guidon. Une fois Ben Foster impliqué dans le projet, lui et la réalisatrice ont, parait-il, supprimé 40% des dialogues, réduisant drastiquement ce qu’on appelle l’exposition dans le but de rendre la chose plus authentique. Ça a un effet indéniablement positif : les silences entre Will et sa fille. Un studio hollywoodien les aurait fait blablater non-stop, leur aurait fait raconter des blagounettes, et tout le tralala, pour divertir l'assistance : LNT leur décrit un quotidien bien plus sobre (eux ne débattent pas de la qualité de tel article de la Constitution américaine sous un portrait de Noam Chomsky), et au final, plus crédible. Mais cette ascèse ne va pas sans contrepartie : ce qui est une force dans certains cas (on n’en saura jamais plus sur l’expérience de guerre et le traumatisme du père, et c’est très bien comme ça) l’est bien moins dans d’autres. Par exemple, l’absence quasi-totale d’information concernant les années qui ont précédé l'action du film : depuis combien de temps Will et sa fille vivaient-ils dans la nature ? On devine que la mère est décédée il y a une dizaine d’années. Will a-t-il aussitôt emmené la petite Tom survivre dans la jungle ? Quelques informations à ce sujet n’auraient pas été de trop, et auraient permis, au contraire, de mieux cerner leur relation, de mieux mesurer le poids des gestes, les raisons des dysfonctionnements… Un coup, l’on sent les effets de cette vie sur eux (maîtrise des techniques de survie de base, rudiments de notions médicales, rapport développé aux éléments naturels, appréciation du silence…), mais le coup d'après, on est moins convaincu, par exemple, du fait qu’un traumatisé de la vie comme Will ait pu si bien élever une fille comme Tom (on a vu le jeu d’échec, certes, mais c’est un peu maigre). Et puis, après toutes ces années de pratique, ne devraient-ils pas être mieux organisés ? Leur repère ne devrait-il pas ressembler à quelque chose ? Granik s’est visiblement inspirée de l’expérience réelle d’une famille réelle. Si la réalité se déroula ainsi, alors la cinéaste n’a pas su la contextualiser avec suffisamment de clarté.


LNT part sur des bases très prometteuses. Son premier acte convainc sans mal, porté sur la question sociale, avec sa confrontation du duo Will/Tom à l’assistance publique, incarnation d’un État que le père ne peut même pas voir en photo (en intellectualisant, on dirait qu’il nie littéralement sa légitimité), et qui laisse entrevoir un nombre incalculable de situations conflictuelles et d’interrogations théoriques. Puis, très vite, apparaît une réalité moins colorée, moins ouverte que celle que met en scène Captain Fantastic, et qui est résumable en trois mots : « sans domicile fixe ». Avec tout ce que ces mots charrient d'incompressiblement négatif. Là, on tape complètement dans le film social. Puis [spoiler alert !] quand le père, repassé en mode autiste, décide de quitter (ou plutôt de déserter !) le logement que l’État a mis à leur disposition, on bascule dans un deuxième acte centré sur sa fuite en avant, et… hélas moins passionnant, tout intense que fut Ben Foster dans ce rôle. Will, c’est « Captain Failtastic ». Ce n’est pas un loser flamboyant, ni un « perdant magnifique », comme on dit, mais un quasi-mort-vivant, dont la vie ne semble tenir qu'à un fil, celui que tient vigoureusement sa progéniture. Foster exprime cette détresse ravalée du mieux qu’il peut, mais ce n’est pas assez, pour une demi-heure de crapahutage dans destination établie, et qui se finit par une jambe cassée. Granik profite de cet « epic fail » pour surligner les incohérences d’un homme qui refuse de vivre au contact de la civilisation mais pique du propane (qui n’est pourtant « pas à lui ») pour se faire du feu, et profite bien du confort d’une cabane avec eau courante et électricité lorsqu’il a la patte cassée, mais c'est facile. Comme l’est le propos général du film, si l’on tient à en tirer une substance théorique : par exemple, l'animal serait un animal social ? Merci, copine, on a écrit deux ou trois bouquins là-dessus, depuis Aristote.


Pour autant, LNT n’est ni une célébration crypto-socialiste du vivre-ensemble sous l’aile de l’État-providence, ni un film sans principe. Par exemple, en refusant de condamner la conduite du père, alors que la jeune Tom est clairement celle qui prend la « bonne » décision (celle par laquelle se bâtit le bien commun, et donc toute société), Granik remet fatalement en question la vision consensuelle d’une société où, sous prétexte d’ordre, ou plutôt d’une dose suffisante d’ordre, tout irait « bien ». Non, effectivement, tout ne va pas « bien », dans ce monde, ni dans aucun monde, d'ailleurs, et Will en est une preuve tristement convaincante.


Leave No Trace ferait plutôt ressentir


Mais LNT fait ressentir, et ressentir, c’est bien, aussi (si, si). Pour rester sur le deuxième acte du film, le seul qui ne soit pas super convaincant, on ne peut en revanche lui nier son intelligence de ne pas avoir généré de conflits artificiels entre père et fille. Là aussi, ça se passe de « cinéma » comme ça se passe blagounettes. Et cela est bon, car le personnage de la fille, ses relations à son père, et sa familiarisation avec la société des hommes, sont ce qui fait le film.


LNT redécolle donc assez spectaculairement dans son troisième acte, une fois Tom livrée à elle-même, et donc guidée naturellement vers des foyers d’activité humaine, dans l’espoir antédiluvien que l’étranger sera bon. Tom est un personnage de gamine très, très réussi (autrement plus développée que les enfants de Captain Fantastic puisqu'elle est seule), d’abord parce qu’authentique (ni adulte miniature, ni boulet chouineur, juste une fille intelligente qui grandit trop vite et pas de la bonne manière), ensuite parce qu’il est simplement beau, porté par une humanité qu'on peut qualifier théâtralement d'intemporelle. Granik avait interdiction de se planter dans l’attribution de ce rôle, et elle a bien négocié le virage : Thomasin McKenzie, l’interprète de Tom, est une grande révélation. Renversante dans ce rôle, dotée d’une expressivité et d’une gestuelle qui lui donnent immédiatement ce surplus d’une décennie dont son personnage avait besoin, elle est à coup sûr une étoile montante de sa génération. Granik a révélé au monde Jennifer Lawrence ; peut-être vient-elle de nous refaire le coup ?


Dans tous les cas, Tom est l’âme du film, avant tout l’émouvante histoire d’une jeune fille acceptant, au prix d’une intense douleur émotionnelle, son obligation de démythifier la figure du Père, forcée de s’émanciper par une réalité que ce dernier fuit, et que ELLE se réalise capable d’accepter – conclusion convenue, mais saine. C’est dans ce magnifique troisième acte, où Will est en retrait et Tom se retrouve au contact d’une accueillante communauté de « white trash » à mobile-homes, que la figure, la PLACE du père est la question la plus présente, car c’est seulement arrivée à ce stade que l’adolescente est capable d’enfin prendre un minimum de recul, et de définir la direction qu’elle veut donner à sa vie. Encore une fois, LNT ne retourne pas le cerveau, mais cela ne l’empêche pas de poser quelques questions qui font mal, comme celle, passionnante, du bien-fondé de la transmission de l’éthique des parents à leur progéniture. Les libertariens, assurément les moins disposés à laisser l’État se charger de l’éducation de leurs enfants, argueraient de son bien-fondé. Mais que se passe-t-il, quand l’éthique est objectivement mauvaise ? Dessert les enfants plus qu'elle ne les sert ? Quand le géniteur ne communique non pas des valeurs, mais des pathologies ? Au-delà de la biologie, qu’est-ce qui fait d’un père un père, et d’une « bonne » fille, une « bonne » fille ? Ces questions étant fondamentales, le film n’aurait pas fonctionné sans un duo père-fille réussi. Même constat que pour McKenzie : le duo qu'elle forme avec Foster est organique et primal de bout en bout, les deux acteurs profitant d’une alchimie qu’on croirait née de six mois de bivouac en pleine forêt. Que ce soit au début, où le Père est révéré comme un guide infaillible par la jeune émule Tom, ou à la fin, où Tom jeune femme maîtresse de son destin étreint d’une façon presque maternelle un père écrasé par le constat de son impuissance, les deux acteurs livrent des performances cinq étoiles (ou dix, selon les critères de SC).


Ce troisième acte du film, en compagnie de gens pas forcément bien sous tous rapports mais suffisamment serviables et civils pour aider une jeune « étrangère » dans le besoin, offre à Tom les conditions suffisantes à sa prise de décision, et c'est là que brille l'humanisme propre au cinéma de Granik. On aime l’intervention du docteur de la communauté, joué avec conviction par un ancien « medic » de l’armée US qui fait aimer la notion de solidarité naturelle, on aime la (relativement) vieille hébergeuse, modèle de survivante droite dans ses bottes mais pas pour autant prête à soutirer ses derniers deniers à une gamine paumée (Dale Dickey, née pour jouer ce genre de rôles), on aime la scène des guitares au coin du feu… et on aime surtout celle des abeilles. Jolie métaphore que l'idée de se lier d'amitié avec ces créatures capables de tuer un homme si elles y mettent le nombre, et que l'on conquiert à force d'efforts et... de foi. De foi en les abeilles pour l'apiculteur, et de foi en l'homme pour les abeilles. L'homme, celui que fuit Will. On aura connu plus subtil, mais ne peut s’empêcher de trouver ça fort, a fortiori dans un film qui porte un regard si grave sur la tragédie des vétérans de guerre. « Leave no trace », dit toujours Will à sa fille ? Mais ne pas laisser de trace est l’EXACT opposé de ce à quoi aspire l’homme depuis qu’il est homme (pas mal, comme titre, d’ailleurs, non ?) ! Le cheminement de Tom peut, peut-être, se résumer à ce constat. La mise en scène de Debra Granik est aussi douce avec le public que les abeilles avec la jeune Tom, pleine de ce sens d’intimité, et de cette compassion envers ses personnages qui avaient fait la force de Winter’s Bone (dont on retrouve le chef opérateur).


La cinéaste propose une belle idée qui traverse tout le film : celle que le « chez-soi » (bien davantage un thème du film que les sans-abris…) est en premier lieu un espace créateur de cette intimité essentielle à la connexion entre les êtres. « Home is where the heart is », comme dirait l'autre ? Une idée qui n’a rien d’une célébration du nomadisme, et tout d’une célébration des liens impalpables qui nous unissent. La conclusion de LNT a beau être pleine de mélancolie, rien de ce qui s’y déroule n’ayant le moindre effet thérapeutique sur un Will qui restera probablement toute sa vie pris au piège de ses démons, elle n’en est pas moins optimiste. C’est justement cette confrontation de l’énergie positive de la jeune Tom à la réalité conflictuelle de l’humanité, dont les accommodements au principe de société feront toujours des dommages collatéraux, qui donne au film toute sa pertinence, et toute sa force dramatique.


Ainsi, tout en encourageant le lecteur à ignorer le ridicule score de 100% dont bénéficie Leave No Trace sur Rotten Tomatoes (dafuq ?), nous l’encourageons vivement à voir ce film inégal, mais aussi d’une spontanéité et d'une authenticité rares. Et à le voir en doublé, avant ou après Captain Fantastic, histoire de bien insister. Pour avoir de l’homme libre selon les règles libertariennes à la fois une image de loser un peu déprimant ET de conquérant, en difficultés certes (car cette doctrine ne peut fonctionner), mais gonflé à bloc par l’énergie vitale du gars qui porte en lui un message, plutôt que sa simple, tristounette volonté de subsister. Amen.

ScaarAlexander
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le 27 sept. 2018

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