Adapté du roman de Roland Dorgelès paru en 1919, Les Croix de bois est en un sens le versant français d’À l’ouest rien de nouveau : le récit de la Grande Guerre par une jeune recrue, venue romantiquement en découdre pour la patrie avant de découvrir l’enfer des tranchées.

À cette vision possiblement lyrique, le film de Raymond Bernard va principalement opposer un traitement documentaire. L’immersion dans le quotidien est en effet selon lui le meilleur moyen de donner la mesure des épreuves infligées au soldat, au premier rang desquelles on trouvera le temps. La tranchée est avant tout une attente, qui dans un premier temps peut générer la camaraderie et donner l’illusion de créer une autre forme de vie sociale. Mais chaque moment festif est interrompu par le passage d’un brancard, et les conversations tournent surtout autour de l’attente : de l’assaut, ou de l’agression ennemie. Les séquences de temps suspendu abondent, notamment celle où les français comprennent que l’ennemi est en train de construire sous leur abri pour y déposer des mines, et ont ordre d’attendre la relève.

Un autre moment de bravoure évoque les bombardements : au lieu d’inféoder l’explosion à la structure narrative traditionnelle, à savoir un temps bref et spectaculaire, le film insiste au contraire sur sa durée et l’aliénation totale qu’il peut générer sur les soldats. En résulte une séquence d’un quart d’heure de pilonnage continu, ponctué de cartons « Et cela dura dix jours » répétés à trois reprise. Une démonstration éprouvante et imparable, qui oriente clairement la dimension engagée du propos, qui reste néanmoins souvent implicite.

Pas de musique, pas de construction esthétique singulière, pas de récit notable permettant de voir se dessiner une trajectoire héroïque. Les croix de bois s’occupent des petits soldats, de ceux qui meurent à la chaîne, et deviennent cette procession de croix de bois, pendant de la décoration prestigieuse de la croix de fer, image qu’on avait déjà dans À l’Ouest rien de nouveau. Au J’accuse de Gance, Bernard emprunte le split screen permettant de faire défiler les vivants et les morts sur un même écran, raillant avec amertume l’obligation donnée aux survivants exténués de défiler en musique devant leur général.

À mesure que l’expérience se déploie, les figures n’émergent que pour rendre la situation plus pathétique. C’est le silence, les pleurs d’un homme face à la mort, et la marche résignée de silhouettes uniformisées dans la nuit noire du grand chaos. On en oublierait presque qu’il est organisé par les hommes.

Sergent_Pepper
8
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à ses listes Les meilleurs films de guerre, Dénonciation, Les meilleurs films sur la Première Guerre mondiale, Les meilleurs films sur l'Histoire de France et CCMD

Créée

le 28 mai 2018

Critique lue 616 fois

25 j'aime

2 commentaires

Sergent_Pepper

Écrit par

Critique lue 616 fois

25
2

D'autres avis sur Les Croix de bois

Les Croix de bois
Sergent_Pepper
8

Une périlleuse histoire du temps

Adapté du roman de Roland Dorgelès paru en 1919, Les Croix de bois est en un sens le versant français d’À l’ouest rien de nouveau : le récit de la Grande Guerre par une jeune recrue, venue...

le 28 mai 2018

25 j'aime

2

Les Croix de bois
GuillaumeRoulea
8

"In Memoriam"

Les commémorations du centenaire de « la Grande guerre » ont permis à ce grand classique du cinéma français de sortir du relatif « oubli » dans lequel il était injustement tombé...

le 1 juin 2016

22 j'aime

3

Les Croix de bois
Plume231
7

Un tableau vériste de ce conflit et aussi un bel hommage aux "poilus" !!!

Moins puissant que LE grand film sur la Guerre 1914-1918, avec "Les Sentiers de la gloire", "À l'Ouest, rien de nouveau", "Les Croix de bois" est une oeuvre qui abuse un peu de la surimpression pour...

le 4 août 2014

19 j'aime

3

Du même critique

Lucy
Sergent_Pepper
1

Les arcanes du blockbuster, chapitre 12.

Cantine d’EuropaCorp, dans la file le long du buffet à volonté. Et donc, il prend sa bagnole, se venge et les descend tous. - D’accord, Luc. Je lance la production. On a de toute façon l’accord...

le 6 déc. 2014

774 j'aime

107

Once Upon a Time... in Hollywood
Sergent_Pepper
9

To leave and try in L.A.

Il y a là un savoureux paradoxe : le film le plus attendu de l’année, pierre angulaire de la production 2019 et climax du dernier Festival de Cannes, est un chant nostalgique d’une singulière...

le 14 août 2019

715 j'aime

55

Her
Sergent_Pepper
8

Vestiges de l’amour

La lumière qui baigne la majorité des plans de Her est rassurante. Les intérieurs sont clairs, les dégagements spacieux. Les écrans vastes et discrets, intégrés dans un mobilier pastel. Plus de...

le 30 mars 2014

618 j'aime

53