[Série "Dans le top 10 de mes éclaireurs" : Northevil, TheBadBreaker, Confucius & Gwimdor]
Quand on s’attelle au chef-d’œuvre d’un des plus grands cinéastes de l’histoire, l’humilité et la fébrilité paralysent quelque peu ; le film total qu’est Les 7 samouraïs mérite davantage qu’une modeste critique, et les remarques ci-dessous sont autant d’esquisses qui pourraient renvoyer aux chapitres d’un livre entier à son sujet.
Film d’aventure, humaniste et flamboyant, Les 7 samouraïs frappe avant tout par sa structure. Autour d’une intrigue finalement très simple, la préparation d’un groupe de samouraïs à la défense d’un petit village paysan attendant avec crainte le retour de pillards, le récit fleuve de 3h30 va littéralement hypertrophier son exposition. Loin de saboter sa dynamique, c’est par ce principe même que le film va passer d’un simple western revisité à la nippone à un chef d’œuvre humaniste intemporel.
« Une bataille sans or ni gloire »
Kurosawa a, dès les débuts de son œuvre, accordé une importance capitale à ses personnages, notamment par l’attention visuelle portée sur leur visage. La double exposition des paysans et des samouraïs ne déroge pas à la règle, et nous rend progressivement complice de cette très vaste galerie de personnages que chaque séquence va contribuer à caractériser avec un tact et un sens du portait rarement égalés, si ce n’est par le maitre Ford dans ses films les plus empathiques comme Quelle était verte ma vallée ou Les Raisins de la Colère. Spectateurs passifs, les paysans édentés et soumis vont se prendre en main et mettre en branle un casting de héros censé les seconder : cette originalité va conduire toute la dynamique du film, sur le statut des samouraïs, non seulement à leur service pour pouvoir se nourrir, mais aussi en rivalité avec eux. S’interdisant toute vision binaire, Kurosawa s’attarde sur la cohabitation et les méfiances de deux castes obligées par nécessité de vivre avec l’autre : on se méfie de l’ascendant sur les femmes des uns, on fustige la cupidité des autres, on craint la violence des héros quand ceux-ci se sentent manipulés et proie au mensonge.
Une invention géniale parmi tant d’autres réside dans le personnage de Mifune, qui signe là l’une de ses interprétations les plus jubilatoires : transfuge social assurant la transition entre le monde paysan et celui des samouraïs, c’est par le cabotinage et la provocation qu’il permet l’entente cordiale. Ingrédient indispensable au film total, il n’est pas seulement le garant du comique : bondissant, porté par l’envie d’en découdre, ne craignant jamais le ridicule, il est la figure du bouffon shakespearien, le sang qui irrigue le film, et l’énergie qui le propulse vers l’assaut final, qu’il fasse rire les enfants ou le village entier lorsqu’il tente de monter à cheval, ou qu’il renvoie les samouraïs à leurs contradiction, leur imposant une leçon d’analyse historique brillante sur les conditions de vie des paysans.
« La défense est plus dure que l’attaque. »
A la tête des samouraïs, le personnage de Shimura est l’incarnation de la sagesse. Bienveillant, réfléchi, il est l’artisan de la stratégie. La très longue préparation à l’assaut est fascinante à bien des égards. C’est d’abord l’entreprise de civilisation d’un fief paysan, qu’on va redessiner et transformer en forteresse. Dans cette guerre à venir conditionnée par la moisson, vie et mort se mêlent sous l’égide de l’intelligence. Le rôle de l’écrit est d’ailleurs fondamental : on dresse un plan, on compte les morts, et l’achèvement de l’utopie sera planté aux quatre vents par l’oriflamme, synthèse de la solidarité contre la barbarie. Les rangs se forment, les bambous s’aiguisent et la montée en puissance est d’autant plus efficace qu’elle est humanisée par tous les protagonistes. C’est aussi l’instauration d’une discipline, l’apprentissage des concessions par l’abandon des maisons excentrée, anticipation d’une perte mobilière qui se doublera rapidement de celle des pertes humaines. C’est enfin l’exploration des psychés, tout l’éventail des émotions constellant cette petite communauté, de la naissance d’une idylle dans un champ de fleurs à la vengeance de l’aïeule, en passant par les retrouvailles avec l’épouse disparue ou les réminiscences de l’enfance dans cette splendide séquence de Mifune portant l’enfant dans ses bras. Exhaustif, le scénario n’oublie personne, mais avec un sens du détail qui côtoie un tact infini : nulle pesanteur, mais un sens aigu et parfaitement équilibré dans la fresque de cette comédie humaine.
« C’est lorsqu’on se sent en sécurité qu’on est en danger »
Alors que la compagnie de la communauté nous la faisait presque oublier, l’assaut survient enfin. Annoncé par deux séquences d’action très originales dans leur recours au ralenti (que les experts qui auront eu le courage de lire jusque-là m’éclairent : s’agit-il d’une première annonçant les Peckinpah et Woo futurs, ou y a-t-il des précédents ?), les combats sont l’occasion d’une véritable débauche visuelle. A cheval, de nuit, à pied, déployant des trésors de stratégie, l’exploration de l’espace et du mouvement est exhaustive, millimétrée et jubilatoire. Boue, sang, flammes et larmes se mêlent dans un final à la hauteur des 3 heures d’attente, déroulé en tableaux somptueux sur des toits ployant sous la fournaise ou une roue à aube tournant dans les flammes. La caméra franchit les barricades, multiplie les points de vue, affronte les pluies diluviennes et le galop pour ce ballet mythique de la mort et des lames.
C’est un dernier tableau qui conclut l’épopée : celui d’une colline sur laquelle s’amoncellent les monticules de fraiches sépultures.
La contre plongée magnifie les sacrifiés et invite à l’humilité : celle des belligérants, certes, mais surtout celles des spectateurs, convaincus de contempler les dernières lueurs d’un monument atemporel.
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